MYTHIFIER

1- OMAHA : UNE PLAGE DEVENUE MYTHIQUE

Comment ce mythe s'est-il construit pour qu'aujourd'hui, on vibre au souvenir du débarquement, et,  à la pensée d"Omaha la sanglante" ? Pourquoi la représentation actuelle de ces évènements est-elle idéalisée avec des commémorations internationales exceptionnelles et uniques pour un évènement militaire du passé ?
Il faut analyser toutes les pistes susceptibles d'apporter une explication.


1-1 La création du mythe

  •  par les historiens?
    • Le cours d'histoire : il globalise la deuxième guerre mondiale ou  la met "en perspective"... conformément aux "programmes officiels" pour n'accorder au débarquement qu'une ligne, parfois une photo (ou rarement  une visite). Faut-il aller à l'université pour, enfin, étudier le débarquement ?
    • Les historiens universitaires : ils publient de nombreux ouvrages ("grand public") passionnants avec des analyses pertinentes  qui désormais... démythifient ! Faut-il encore les lire et diffuser leurs informations.
  • par les médias ?
    • Le cinéma :Il ne peut que tronquer la réalité car  "la guerre, c'est pas du cinéma!" et donc  Hollywood a fabriqué le mythe avec erreurs, approximations, exagérations et beaucoup d'anecdotes : ce débarquement "arrangé" et "américanisé" (Le jour le plus long & Il faut sauver le soldat Ryan) sera donc un énorme succès international et  deviendra le support principal des "connaissances historiques" du grand public.
    • La télévision : la reine des rediffusions médiatise les clichés   sous l'emprise du cinéma américain qui, désormais, en devient l'illustration en incarnant le débarquement que des "animateurs" s'empressent  de ressasser... pour le plaisir du grand public qui  connaît par cœur toute les anecdotes inventées pour l'occasion.
  • par les commémorations ?
    • Les commémorations : dès 1945 des commémorations avant tout "militaires", ensuite des enjeux politiques ; en effet, elles sont le reflet de la diplomatie franco-américaine avec, d'abord des tensions puis des cérémonies chaleureuses et grandioses.
    • Le tournant de 1984 : Les USA  du Président Reagan  sacralisent Omaha au nom de la paix, ce sera le départ pour de grandes commémorations internationales. La France, grand organisateur, s'affiche sur  tous les médias  pour afficher sa grandeur et s'octroyer un grand rôle dans la guerre.

  • Conclusion
La mythification du débarquement devenue "épopée" a été construite et diffusée par le cinéma américain, repris par  médias et télévision,  assimilée dans les commémorations.
Une double nécessité:  voir et revoir les archives vidéo américaines: 17 reportages sur Omaha (un seul sur le 6 juin !) et lire les ouvrages récents d'histoire conçus par les (vrais) historiens (A Beevor, J Quellien, O Wierviorka, JL Leleu, J Balkoski...)
Mais cette mythification auréolée par le cinéma américain a des racines profondes, elle s'est elle même auto-structurée.


1-2 L'auto-mythification 

  •  un mythe prévisible
    • Un débarquement   annoncé et  préparé  par les alliés qui organisent une mobilisation économique et humaine sans précédent, attendu des allemands qui renforcent le "Mur de l'Atlantique", espéré des français. Tout le monde en parle ! Un grand espoir qui ne doit pas décevoir.
    • Propagande et médiatisation totale du débarquement en 1944 par l'utilisation systématique de la guerre psychologique. La propagande et la désinformation sont au service du mythe, dans la presse, la radio et dans les  informations "filmées". 
  • les bases d'un mythe sans cesse  entretenu 
    • L'histoire d'Omaha la sanglante, le cœur du mythe auto-entretenu   : un scénario tragique qui va du désastre au succès avec des morts et  des survivants qui témoignent de l'enfer vécu, relayé par les divers  auteurs, historiens ou non.
    • Addition d'ingrédients qui  forgent le mythe : une victoire du "bien  sur le mal" avec  de "vrais héros" qui prononcent  de "petites phrases célèbres", et surtout la puissance militaire américaine: modernité technique, nombre, opulence matérielle, logistique.
    • Un  mythe sans cesse ré-actualisé, mis en place en France par Raymond Triboulet, puis la guerre froide s'en mêle, plus tard Hollywood le scénarise en épopée, enfin USA et  France l'exploitent pour les  commémorations, jusqu'à faire croire à un prélude à la construction européenne. Donc un mythe efficace, bien exploité !
  • Conclusion
Tous les ingrédients sont présents et réunis pour forger un mythe car d'une part ce débarquement  a connu une médiatisation extrême avant même sa réalisation et, d'autre part,  son déroulement dramatique, à suspens, l'a conforté et glorifié.  Ensuite ce  mythe  est entretenu pour des raisons politiques et  économiques avec les emphases continuelles :"bataille suprême" "jour le plus long",  c'est la seule bataille  de la deuxième guerre mondiale et même du XXe siècle commémorée par de nombreux chefs d’État.


    1-3 Un mythe exploité et entretenu 
    • par  le tourisme
    •  pour le tourisme
      • Deux sites... mythiques  : justifiés par l' émotion, dans des cadres exceptionnels et grandioses,  au  cimetière de Colleville et à la Pointe du Hoc. Personne ne peut être indifférent, ces lieux sont  vraiment incontournables.
      • De nombreux musées,  très inégaux dans le contenu et les thématiques, qui se résument à des vitrines de collection et des scènes reconstitutives avec parfois  peu d'explications et sans aucune analyse. Toutefois le sérieux l"emporte, seul l'aspect pédagogique est souvent à revoir.
    • par l'art
      • Les œuvres d 'art, surtout des sculptures très  symboliques, imposantes et bien mises en valeur,  pour transcender, avec beaucoup  de succès, comme "Les Braves" à Omaha.
      • Les poésies, chansons, prières  inévitables, d"hier et aujourd'hui, pour glorifier  ou controverser, d'artistes connus ou inconnus. On apprécie ou pas.
    • par les diverses publications
      • La littérature  qui mythifie en racontant, le plus souvent, des histoires d'hommes traumatisés. Une autre manière culturelle de vivre  le passé.
      • Des ouvrages, guides historiques, sites web : "bis répétita" des mêmes évènements, anecdotes et banalités  avec une histoire très et trop "light". Aucune mise à jour, en particulier pour les pertes, aucune analyse (port artificiel). Les bons ouvrages sont rares: un tri s'impose.
      • les BD simplistes avec un dessin, trop et très fantaisiste & des jeux vidéo seulement pour ceux qui veulent... s'amuser de la guerre. 

    • Conclusion
      Le mythe est plus fort que l’histoire, il fait  vivre et entretient  un tourisme fervent devenu un activité économique primordiale qu'il faut développer par tous les moyens, sans trop se préoccuper de l'Histoire, et, toujours, au nom du "devoir de mémoire" ... expression que  Simone Veil  n'apprécie pas :
       "Je n'aime pas l'expression « devoir de mémoire ». En ce domaine, la notion d'obligation n'a pas sa place. Chacun réagit selon ses sentiments ou son émotion. La mémoire est là, elle s'impose d'elle-même ou pas. Il existe si elle n'est pas occultée une mémoire spontanée : c'est celle des familles. Autre chose est le devoir d'enseigner, de transmettre. Là, oui, il y a un devoir".


      Aussi, face  à cette mythification médiatisée à outrance, qui idéalise tout,  sans grande réflexion, faut-il, aujourd'hui,  démythifier ?


      ₁- Interview de SIMONE VEIL par AGATHE LOGEART, Le Nouvel Observateur, n°2097, du 13 au 19 janvier 2005