Ingrédients du mythe

Si le débarquement est devenu un mythe, c'est aussi par l'importance attribuée à quelques citations, idées... toujours répétées et que chacun considère comme simple vérité, sans recul, ni réflexion. Mais il faut surtout de l’extraordinaire... ce sera d'une part l'opulence matérielle, technique et logistique américaine, et le plus important, des HEROS, on les trouve aussi bien localement qu'inévitablement dans les rangs de l'armée américaine.

Quelques exemples

  • Le bien contre le mal, parce que "c'est juste" ?
« Soldats, marins et aviateurs des Forces expéditionnaires alliées ! Vous êtes sur le point de vous embarquer pour la grande croisade vers laquelle ont tendu tous nos efforts pendant de longs mois. (…) Les espoirs, les prières de tous les peuples épris de liberté vous accompagnent. Avec nos valeureux Alliés et nos frères d'armes des autres fronts, vous détruirez la machine de guerre allemande, vous anéantirez le joug de la tyrannie que les nazis exercent sur les peuples d'Europe et vous apporterez la sécurité dans un monde libre.

Votre tâche ne sera pas facile. Votre ennemi est bien entrainé, bien équipé et dur au combat. Il luttera sauvagement(…)La fortune de la bataille a tourné ! Les hommes libres du monde marchent ensemble vers la Victoire !
Bonne chance ! Implorons la bénédiction du Tout-Puissant sur cette grande et noble ent
reprise. »

"The Ike’s Great Crusade Message". Message d'Eisenhower aux troupes d'assaut, le 5 juin 1944 "

Eisenhower avait le trac à la veille du jour J, s'il le cachait bien avec son sourire et son allure décontractée, il le montrait aussi en fumant chaque jour ses 4 paquets de Camel. On comprend aisément sa nervosité face à l'effrayante responsabilité qu'il avait face aux décisions à prendre et surtout à la lourdeur des conséquences en cas d'échec. D'ailleurs il avait préparé une déclaration dans ce sens " Si quelque faute a été commise, j'en porte seul la responsabilité". Tout l'entourage d’Eisenhower est dans l'expectative : "Chacun exprime sa confiance d
ans la réussite de l'opération ; chacun craint qu'elle échoue"
Aussi n'est-il pas étonnant que son message aux troupes d'assaut soit plein d'emphase avec des expressions qui dépassent probablement le GI qui s'est engagé pour des raisons autres que "faire une croisade pour anéantir le joug de la tyrannie". Il est plus utile de les rassurer en terminant par une véritable prière, ce que répétera Roosevelt, le lendemain à la radio américaine.

S'il faut évoquer un combat pour la liberté, une lutte du bien contre le mal, ces expressions seront surtout utilisées et, n'auront un sens, qu'une fois la guerre terminée, lorsque que les GI's survivants auront compris pourquoi exactement ils faisaient la guerre. Le 6 juin 1944 est avant tout une opération militaire, le GI exécute des ordres sans savoir trop contre qui il se bat si ce n'est que c'est "juste" et que pour s'en sortir, il faudra tuer pour ne pas être tué.


Jess Weiss:
" A cette époque, on ne se révoltait pas. Le pays était en guerre, on lui devait loyauté. Sans se poser de question. Et c'était un honneur que de pouvoir le servir. J'ignorais tout des camps et des persécutions nazis ; je ne lisais que le journal de l'armée américaine Stars and Stripes ; mais cette guerre, je le savais, était juste..."

Samuel Fuller:
"Finalement, on nous dit que c'est la France. Nos zones de débarquement se nomment « Fox Green » et «Easy Red» En réalité on s'en fout. Ce qui nous angoisse, c'est ce qui peut arriver sur cette plage. On n'est pas là pour la libération de la France. Depuis l'Afrique du Nord, la Sicile, nos généraux Terry Allen et Huebner ne faisaient jamais de discours patriotiques. Leurs ordres, ce sont toujours les deux mêmes mots : « Kill nazis... Kill nazis. "

Paul Fussell:
" Il est certain que le GI moyen ne comprit jamais rien à la guerre et ne sut pas vraiment pourquoi il combattait en Europe. Personnellement je crois qu'il combattait simplement pour en finir et rentrer chez lui. Il combattit pour tuer des hommes qui voulaient le tuer. Il combattit aussi parce qu'on lui ordonnait"



Les dirigeants alliés livrent-ils le fond de leurs pensées ? N'ont-ils comme objectif que la morale ? Sont-ils d'un coup épris de liberté et d'idéalisme au point de tout sacrifier, hommes et richesse, en devenant des croisés ? ne souhaitent-ils que le rétablissement de la démocratie en Europe?

Une guerre n'est-elle qu'une action militaire sans arrière pensée politique, géostratégique ? personne ne peut le croire. Certes il fallait anéantir militairement les nazis, mais aussi, dans un premier temps, prendre en considération les avancées de l'armée rouge soviétique et dans un deuxième temps réfléchir à la mise en place d'un nouvel ordre européen et mondial.

Si la France (et l'Europe de l'Ouest) a été choisie pour le débarquement c'est aussi parce qu'elle est la partie prospère de l'Europe, mieux vaut débarquer là que dans la méditerranée ou les Balkans, ce qu'aurait souhaité Churchill.



  • Nombre, opulence matérielle, modernité technique ont permis la réussite ?
L'ampleur des moyens utilisés avec la logistique adaptée et le nombre d'hommes débarqués ont forgé la légende du débarquement : les normands n'avaient jamais vu un tel déploiement armé sur les terres, sur la mer et dans le ciel, un matériel si perfectionné face à leurs charrettes tirées par des chevaux, un tel nombre de Gi's et de renforts, bien équipés et si généreux avec eux. Évidemment cette supériorité matérielle, cet arsenal considérable, cette logistique exemplaire pour l'époque, allaient vers une inéluctable victoire, celle d'une économie riche et puissante face à des nazis exsangues menacés de tous côtés.

Pourtant cela n'a pas suffit ! Gerow indique : "Les guerres sont gagnées par des stratégies pertinentes, mises en œuvre par des forces bien entrainées, équipées de façon adéquate et efficace".

En effet, le soir du 6 juin, si le débarquement est finalement réussi, les objectifs sont loin d'être atteints. La bataille de Normandie, qui suivit fut bien plus lente et cruelle que prévu. Les anglais échouèrent à prendre Caen et son aéroport le premier jour. Il fallut attendre un mois pour s'emparer de la ville après deux opérations sanglantes, et ratées pour l'essentiel, Goodwood et Epsom.

La difficulté de la guerre dans le bocage avait été sous-estimée. La bataille des haies fut une guerre d'infanterie, avec une avancée américaine très lente et très coûteuse en vies humaines, surtout lorsque prendre un pré ou une haie faisait une dizaines de morts ou blessés. Les Allemands possédaient des armes plus perfectionnées que celles des Alliés, notamment les canons de 88 millimètres et les chars Tigre, plus puissants que les Sherman américains. Ils se battaient avec acharnement, protégés par ces haies innombrables et épaisses, embusqués dans les clochers et les fermes face à une infanterie qui devait avancer à découvert. Le moral des troupes américaines est atteint dans cette guerre d'usure où une haie prise avec difficulté ressemble terriblement à la haie précédente, au point que le bocage normand est surnommé l'Hedgerow Hell (l' enfer des haies).
C'est seulement au mois d'août, grâce à leur supériorité aérienne écrasante et à l'arrivée de renforts massifs que les divisions américaines du général Patton purent percer le front vers l'ouest et déborder les défenses allemandes.

Ainsi si l'armée américaine était effectivement une armée puissante et bien équipée, cela n'a pas suffit, les revers le montrent et atténuent fortement le mythe de l'opulence qui a fait gagner la guerre.





  • Des héros ?
C'est quoi un héros ? c’est un être exceptionnel qui a accompli des exploits extraordinaires, à ce titre il fait l’objet d’un culte de la part d’une communauté humaine. L’acte de baptême du héros est d’ailleurs souvent son acte de décès qui souligne le courage et la violence d’un engagement voulu.

Mais pour être reconnu comme un héros, il ne suffit pas d’accomplir cet acte qui sauve une société en péril, il faut que cet acte soit rendu public.

Le passé est rempli de héros et la dernière grande figure héroïque nationale en France est bien celle du résistant, comme l’indiquent un certain nombre de marqueurs (noms de rues, de places, de stations de métro, de cérémonies mémorielles, d’expositions patrimoniales…). Jean Moulin apparaît cependant bien aujourd’hui comme le grand héros emblématique de la Résistance.

Toute guerre, toute bataille a ses héros, plus ou moins connus...

Héros locaux
Qu'en est-il pour le débarquement à Omaha? L’odonymie (étude des noms de voies et places publiques) liée au débarquement et à la deuxième guerre nous donnera des indications de héros locaux restés dans lamémoire locale:

  • Saint Laurent sur Mer :
-Bernard Anquetil (Résistant, originaire de Colleville, fusillé au Mont Valérien en 1941)
-Rue Désiré Lemière (paysan, facteur et résistant de Saint Laurent fusillé le 6 juin 1944, prison de Caen)
-Rue du 116° Rgt d'infanterie
-Rue de la 1° Div US
-Avenue de la Libération,
-Rue du 6 Juin 1944
-Rue Bernard Dargols (seul Gi franco américain ayant débarqué à Omhah beach)
-Impasse R Capa (Photographe de guerre auteur des uniques photos prises à Omahah le 6 Juin 1944)

  • Colleville:
-Rue du cimetière américain
-Rue du captain Joe Dawson (Capitaine Joe Dawson 1ère Division , 16ème d'Infanterie, Compagnie G se serait emparé d"un nid de mitrailleuses)
-Rue Bernard Anquetil (Résistant, originaire de Colleville fusillé au Mont Valérien en 1941)
-Route d'Omaha beach

  • Vierville
-Rue Robert Boulard (facteur à Trévières, habite Vierville, fusillé le 6 juin 1944, prison de Caen)
-Rue Désiré Lemière (paysan, facteur et résistant de Saint Laurent fusillé le 6 juin 1944, prison de Caen)

Ainsi quelques voies portent le nom d'un "héros" (local), par contre on honore aussi tout un groupe (régiment, division). Les trois communes ont toutes conservé les anciens noms des voies, uniquement les nouvelles voies reconstruites après guerre ou et celles n'ayant pas de noms ont été nommées. Les résistants locaux (morts pour leurs faits de résistance) sont tous reconnus et honorés par un nom de rue (Anquetil / Lemière / Boulard). Les seuls noms "américains" sont ceux des 1°DI et 116° Rgt et du capitaine Joe Dawson, du photographe Capa et du Gi franco-américain Bernard Dargols, tous les trois ont survécu au débarquement et ne correspondent pas à la description traditionnelle du héros, même si leur vie a été extraordinaire et particulièrement courageuse, eux mêmes, sont persuadés n'avoir assumé que leur mission.



Héros du 6 Juin à Omaha

Les grands "chefs" du débarquement sont ici oubliés, et seuls, certains hommes se sont faits particulièrement remarquer à Omaha sans toutefois devenir des héros, seules leurs paroles ou actes de bravoure sont restés gravés dans la mémoire.

-le général COTA (51 ans) et Colonel Canham 116th débarquent sans encombre sur Dog. Cota se dirige vers galets, comprend que le débarquement est compromis, et décide… que les rangers doivent montrer la voie et dit :  "il faut sortir de cette foutue plage" "ils nous assassinent ici, allons nous faire tuer à l’intérieur des terres"


-Le Colonel TAYLOR du 16th et son état major débarque, 3 km à l'O, dans le secteur est, niveau E3 (Colleville) et exhorte ses hommes : "Foutez le camp de la plage, si vous restez, vous êtes morts ou vous allez bientôt crever" " il y a 2 sortes d'individus qui restent sur la plage, les morts et ceux qui vont mourir : foutons le camp d'ici en vitesse " "si nous devons être tués, autant tuer quelques allemands avant ! "

-Le Général WYMAN arrive sur Easy Red arrosé d'obus : il voit des hommes inertes, abasourdis et une centaine de matériel bloqué (chars, bull, dukw, halftrack..) et lance un message "Trop de véhicules sur la plage, envoyez des troupes"

-Le Sergent F D Peregory (Medal of Honor) 29° DI débarque à Omaha le 6 juin, près de la pointe du Hoc s'engouffre dans des tranchées et tue 8 allemands et 3 se rendent puis continue et force à la reddition 32 allemands! Mais il meurt quelques jours plus, tard le 14 juin, (Cimetière: G21 tombe 7)

-J W Monteith (Medal of Honor), 1° DI qui traverse un champ de mines avec des chars puis tente de s'emparer, seul, d'un nid de mitrailleuses à Omaha qu'il réduit mais sera tué le 6 juin (Cimetière I 20 tombe 12)


Alors pourquoi Omaha est-elle associée à l’héroïsme ?

Donc pas de héros ou tous des héros, malgré eux ! en effet, de l"héroïsme, il en a fallu pour tous ces combattants qui ont connu le matin du 6 juin des heures tragiques qui les ont marqués et traumatisés à vie. La situation était tellement désastreuse, avec tant de blessés, de morts, de sang, de peurs, de tragédies, d'angoisse que connaître et survivre à cette horreur était bien preuve de l"héroïsme de ces soldats qui ont découvert pire que ce qu'ils pensaient pouvoir vivre.

En fait, seules des phrases sont restées mythiques, on a presque oublié le nom des héros sur la plage au matin du 6 Juin !


Sources et Compléments
https://books.openedition.org/editionsmsh/4002?lang=fr
http://classes.bnf.fr/heros/v/11/tv.htm