La télévision

A l'occasion de chaque anniversaire du débarquement la télévision propose des  éditions spéciales avec reportages, retransmission des cérémonies officielles, diffusion de films dont  le sempiternel "le jour le plus long". Ces rituels apparus dans les années 80 affichent donc un vison spécifique de la deuxième guerre mondiale, en particulier du débarquement qui en devient l'élément phare. Le récit télévisuel devient donc un vecteur de mémoire.


  Lire le détail de cette programmation du 6 juin 2014
et  la programmation sur FR3 Normandie en 2018


L'évolution des reportages

1950 : le débarquement apparaît pour la première fois  à la télévision sous la forme de la présentation au JT d'une commémoration sous l'arc de triomphe par des parachutistes SAS.
1952: premier reportage d'une cérémonie commémorative sur les plages, en particulier Utah et le cimetière de Colleville sont mis en avant.
Cela va désormais se perpétuer mais toujours selon la même forme: vue des plages puis plan des drapeaux et enfin  croix blanches du cimetière.



Années 60: arrivée de "reportages" (1955, 1960,163) qui diffusent des images d'archives du débarquement avec un spécial "Cinq colonnes à la une" en 1959 qui propose "Nés le jour J" avec des images montrant la violence du combat et des témoignages.
Si le rôle et le sacrifice des américains est désormais mis en valeur lors du débarquement, les mérites de la France dans la libération est toujours souligné.

=> 1950-1963 : un manque d’intérêt pour la part américaine dans la guerre, mais les cérémonies du souvenir ramènent au petit écran les uniformes américains et la violence des combats

1964 :Pour le 20° anniversaire, la télévision retransmet en "eurovision" les cérémonies commémoratives bien que De Gaulle refuse d'y participer.

et "Cinq colonnes à la une" diffuse un reportage atypique qui évoque pour la première fois les civils tués par les tirs américains  et les normands suspects  arrêtés et emmenés au RU. Ici pas d'héroïsme américain, l'anti américanisme ambiant y contribue !
Années 1970-80: Désormais le caractère international des troupes engagées apparaît dans les reportages avec la diffusion "la bataille de Normandie" dans la série "les grandes batailles".
1974:Pour le 30° anniversaire, l' émission "24 heures sur la une" animée par L Zitrone en direct du cimetière de Colleville  présente toutes les opérations militaires mais en insistant sur le rôle des américains et leurs pertes, notamment à Omaha Beach. Désormais les enjeux politiques s'effacent, tous les aspects et enjeux du débarquement sont présentés  mais progressivement le rôle des américains est mis en avant

1964-1974 : les relations entre  de Gaulle et l’Américain Johnson sont glaciales aussi le petit écran ostracise 
l'Amérique un peu trop puissante.

Depuis 1980:  C'est la fin des enjeux politiques, l'image des USA s'améliore.  De plus l'impact de la télévision est grande  (chaînes privées) au moment ou se diffusent de plus en plus de séries et films américains. Désormais de grandes commémorations officielles sont  diffusées en direct ce qui entraîne  la multiplication de reportages, documentaires, rediffusion de films à la télévision.

Que montre-t-on désormais à la télévision  à l'occasion des commémorations?

Désormais avec des moyens techniques puissants la télévision varie ses reportages qui montrent :
-les préparatifs des commémorations prétexte à faire le portrait  des vétérans qui déambulent dans le cimetière ou rappeler les préparatifs du débarquement.
-les plages  avec la mise en avant d'"Omaha la sanglante", expression systématiquement énoncée, avec  en surplomb le cimetière qui devient un lieu central de commémoration. Ainsi Omaha est au coeur des écrans  avec la diffusion d'"Au-delà de la gloire" de Samuel Fuller en 1984, "Omaha mon amour" dans Envoyé spécial en 1994,  et le documentaire  de témoignages "Big Red Omaha" en 2004. Les autres plages passent inaperçues : Utah est la mieux représentée,  Juno, plage canadienne est toujours oubliée, Sword est l'occasion d'évoquer le commando Kieffer avec ses 177 français que les anglais ont laissé débarquer en premier.
-l'action des français : la mise en avant du commando Kieffer est systématique avec les anciens combattants du commando sur le plateau. Le rôle de la résistance est toujours mis en avant, sans oublier les opérations SAS en Bretagne  et l'escadrille "Lorraine". En fait des effectifs français particulièrement faibles...
-Sainte Mère dont les opérations aéroportées  illustrées par des sauts de vétérans et la parachute accroché au clocher  attirent toutes les télévisions et Arromanches, seul site, sans action militaire, qui montre des vestiges du débarquement, mais qui a joué un rôle mineur  de port pendant l' été 44.
- des témoins  sont toujours présents dans les reportages,  ils confirment courage et intrépidité dont ils ont fait preuve avec en arrière plan l'image du cimetière. Toutefois ces héros, toujours modestes, évoquent leur peur et, avec d'inévitables larmes, leurs camarades perdus.

Le débarquement est bien devenu l'épisode le plus traité à la télévision avec la mise en valeur systématique  d'Omaha et son cimetière ainsi que Sainte Mère :  inévitablement ces choix induisent le rôle prééminent des américains, surtout dans l'action militaire...
Mais faut aussi s'interroger sur l'impact de la production cinématographique américaine dont la télévision abuse avec ses rediffusions.


Omaha omni présente. 
En 1984, Les Dossiers de l’écran sur Antenne 2 intitulés « Le débarquement de Normandie, ils arrivent » utilisent pour illustrer le sujet le film Au-delà de la gloire de Samuel Fuller (1980), qui aborde ce que vécut une division américaine sur la plage d’Omaha. 
Le 2 juin 1994, Envoyé spécial diffuse un reportage intitulé « Omaha mon amour »(Roche, 1994). 
Dix ans plus tard est programmé le 4 juin 2004 le documentaire « Big Red Omaha » consacré aux témoignages des vétérans de cette division américaine. Celui-ci est également diffusé le lendemain dans Les Repères de l’Histoire à La Cinquième. La plupart des témoins qui viennent raconter derrière les caméras leur jour J sont des anciens d’Omaha. 
La télégénie d’Omaha réside à la fois dans le drame qui s’est joué sur cette plage et dans l’enjeu que cela représentait.


De l'influence  et l'emprise du cinéma

Chacun connaît et visualise  les épopées glorieuses des Gi's à Omaha,  des parachutistes à Sainte Mère, des bérets verts de Kieffer à Ouistreham,  d'un joueur de cornemuse sur Pégasus Bridge  à Bénouville sans oublier les résistants qui écoutent la BBC et font sauter ponts et lignes de chemin de fer. D'où viennent ces  récits  glorieux inscrits dans la mémoire de tous les français  qui en font  les marqueurs de l'histoire qu'ils se représentent du débarquement?
Depuis 1962, avec le film médiatisé "Le jour le plus long " puis , plus accessoirement, avec  "Il faut sauver le soldat Ryan" en 1998,  nous trouvons ces évènements et personnages anecdotiques ; ils sont  toujours montrés et systématiquement repris  par la télévision dans les documentaires, commentaires de journalistes, rediffusions de films.. d'autant que les chaînes se sont multipliées. 
Le plus grave  consiste à reprendre  les images de film pour illustrer le débarquement ce qui désormais se pratique couramment. C'est  plus percutant de montrer à l'écran ce type d'images émotionnelles que d'offrir des images ou films d'archives où  inviter une historien.  Ces extraits de cinéma sont devenus la référence, la représentation des évènements du débarquement,  que des millions de français vont ingurgiter régulièrement pour s'imprégner d'une histoire falsifiée qui se résume  à des clichés anecdotiques imaginés par le cinéma américain.



Quand le cinéma incarne l'évènement, des exemples

-1984,  au  JT de la deuxième chaîne consacré au quarantième anniversaire du débarquement le générique reprend la scène du Jour le plus long au cours de laquelle le major Pluskat, de son bunker, voit se profiler à l’horizon les milliers de bateaux. Puis  des images du film sont également utilisées pour évoquer, avec les anciens commandos de Kieffer, la prise du casino de Ouistreham.
- Le 25 avril 1994, au journal de France 3 , un extrait du Jour le plus long où l’on voit Bill Millin, le joueur de cornemuse, traverser le pont, est diffusé pour évoquer cet épisode. Le 6 juin suivant, sur TF1, la séquence au cours de laquelle le parachutiste reste accroché au clocher de l’église de Sainte-Mère-Église est utilisée pour illustrer le récit.

- France 2,  le 5 Juin 2004
Pour cette émission spéciale M Drucker et T Ardisson sont à Sainte Mère pour présenter "La nuit la plus longue"... 
 Making of de l'émission 

 T Ardisson : "Regardez où nous sommes. Si vous avez vu ou revu Le jour le plus long, nous sommes au pied de cette petite église mythique, celle du jour J."
M Drucker s'entretient avec le fils du maire de 1944 et présente des documents à l'appui : des extraits du même film !.
Lorsque John Steele est évoqué, le parachutiste, sur les images du Jour le plus long,  « Il avait trente-deux ans, nous dit-on, il était un des plus vieux et il ne sait pas que cette nuit il va entrer dans la légende… Mais ici, à Sainte-Mère-Église, il nous regarde toujours du haut du clocher. »Plus tard pour évoquer Omaha Beach, ce seront des images du Soldat Ryan,  un gros plan de Tom Hanks en surimpression du cimetière  qui seront diffusées et Miche Drucker : "Voilà ce que fut la bataille d'Omaha Beach et le regard de Tom Hanks nous poursuivra longtemps"
Que montre-t-on ? de quoi parle t'on ?  du Jour J .. mais ...dans le film  ou de l'évènement historique ?

En  2004 toutes les chaînes utiliseront ce procédé.

De l'impact  du récit télévisuel sur les français
Le cinéma est devenu la référence, l'évènement originel a disparu derrière la fiction qui illustre la guerre en lui donnant une apparence de réalité au travers  d'images sensationnelles, émotionnelles, d'autant que les acteurs sont célèbres.
Exit les archives du 6 juin : elles ne contiennent que des photos (Capa sur Omaha) et de rares courtes scènes filmées de loin depuis les péniches des gardes côtes américains : rien pour satisfaire la télévision trop avide d'images animées, de visages célèbres, c'est donc le regard de Tom Hanks qui exprime la souffrance et le courage du GI's anonyme des photos.

A force de rediffusions, de la facilité des propos de journalistes reconnus mais incompétents,  les français  ont été abreuvés d'une inculture de masse qui est basée essentiellement, pour évoquer le débarquement, sur
-l'invention ou la transformation d' anecdotes historiques
-la mise en valeur de drames, de héros, de lieux
-l'américanisation du récit qui transfigure l'héroïsme des seuls Gi's et détourne  l'image de la  victoire au seul profit des USA.
-le mérite des (rares)  français ayant participé ce qui flatte l'égo national.

Désormais le récit médiatique de la TV est la référence.


Ces deux films sont des éléments incontournables lorsque l’on évoque le 6 juin 1944. Des millions de personnes en France et  à travers le monde les ont vus. Pour beaucoup,  il s'agit de l'essentiel de leur connaissance concernant cet épisode de la Seconde Guerre mondiale d'autant que la télévision, leur référence, les abreuve  d'extraits de ces films pour illustrer, de façon qui semble significative à la majorité des téléspectateurs, le débarquement de Normandie. De plus cela est plébiscité par les téléspectateurs  et les parts de marché s'envolent !
En 1990, un sondage paru dans Le Monde montrait que 67 % des personnes interrogées affirmaient détenir leurs connaissances sur la Seconde Guerre mondiale des productions télévisuelles dont elles étaient les spectatrices.
Il apparaît clairement que ces œuvres cinématographiques déposent leur empreinte et participent de plus en plus visiblement à la construction du grand récit médiatique du débarquement de Normandie.
La  narration en France du débarquement n'est donc que la résultante de l'imprégnation de la télévision contaminée par le cinéma américain sur les esprits ;  le poids des images et des paroles du petit écran étant sacrés, leur représentation devient le vecteur  de la culture populaire et se révèle dans  le tourisme de mémoire qui intègre parfaitement ces données.

L'historien français Olivier  Wievorka évoque "une histoire magnifiée du débarquement" qui non seulement touche les téléspectateurs, les spectateurs, les visiteurs des sites du débarquement mais qui  est aussi reprise lors des commémorations par les autorités, quelles qu'elles soient.


Quand la TV propose un téléfilm...

A l'automne 2018, France 3 propose un téléfilm policier intitulé " le mort de la plage"... d'Omaha ! bien sûr. L'actrice principale Claire Borotra indique que  ce téléfilm :  "offre une intrigue qui revisite l’histoire, avec ses non-dits et ses secrets. Il donne une autre vision du D-Day. Il révèle le prix de la guerre, «  Le mort de la plage donne une autre vision du D-Day  !"

Quel culot ou plutôt quelle méconnaissance de l'histoire. 
Pourtant, on nous dit  que  le réalisateur "a fait beaucoup de recherches pour ce film. Quand il était en repérages, il a visité des maisons, des domaines, des appartements… et personne n’était surpris par ces histoires de viols. Toutes les familles avaient été plus ou moins touchées par un drame de ce genre."

Une seule critique sur le site "Allo Ciné" qui indique : "Mal joué, mal écrit, mal filmé. Une caricature dégoulinante au service du masochisme historique."

En effet ce téléfilm est navrant, nous n'en retiendrons que quelques points : l'espace géographique derrière Omaha n'est pas respecté et complètement imaginaire "ville de saint Vif !), plus grave les erreurs historiques avec des américains qui bataillent à Caen, le cimetière de "Vierville", un vol de trésor au moment du débarquement, une abbaye fictive, des scènes imaginaires représentant les américains le jour J ou les suivants uniquement au service du scénario... rien de plausible.
Le plus gênant étant certainement la ridicule  scène d'enterrement du Gi dans un cimetière américain improbable, avec les explications stupides  fournies par les auteurs : 



Un minimum de recherche aurait permis de savoir qu'aucun  nouvel enterrement n'est possible dans un cimetière permanent qui est "fermé aux enterrements" 
ainsi Colleville est officiellement fermé depuis le 31 dec 1951, avec toutefois une exception en 2018.
Il est donc  impossible pour un  vétéran de s'y faire enterrer (même la création d'un mausolée leur a été refusée)

Exploiter le mythe d'Omaha  nécessite un minimum de recherches et avoir conscience de la nécessité de s'entourer d'historien pour éviter les énormités. Mais ce n'est que du cinéma!



Alors que faire  pour démythifier?
Cela ne peut être que le travail de l'école et des historiens, qui doit  s'accompagner d'une permanente et intransigeante rigueur de la part des journalistes, médias et réalisateurs  en tout genre. 
D'abord s'informer aux bonnes sources puis travailler et lire.





Compléments et source essentielle
-L’influence de la fiction américaine sur le récit télévisuel français du débarquement de Normandie: "Du Jour le plus long au Soldat Ryan" de Muriel de la Souchère https://journals.openedition.org/communication/4892