Comment ce mythe s'est-il construit progressivement après la guerre:
- Une volonté d'exploitation par la France voulue par le Comité du débarquement de R Triboulet
Triboulet, devenu député, est préoccupé par la préservation de sites et surtout par une vraie politique de tourisme de mémoire qu'il fait voter dans une loi le 21 mai 1947. On y parle clairement de "propagande du souvenir" "lieu de pèlerinage" " développer l'infrastructure hôtelière et routière". En fait,les touristes attendus sont... d'abord les vétérans et les familles de disparus.
Raymond Triboulet est un précurseur, à la fois le père du tourisme de mémoire en Normandie et des cérémonies commémoratives qu'il organisera durant toute sa présidence du comité du débarquement pendant 54 ans (jusqu'en 1999).
Les commémorations vont évoluer pour devenir plus politiques : Le tournant est dû à François Mitterrand qui, en 1984, transforme la cérémonie militaire d'alors en cérémonie politique où sont invités les chefs d'État. L'historien Olivier Wieviorka note ainsi : « dorénavant, les commémorations ne sont plus axées sur l'idée de victoire, mais sur l'idée de paix, de réconciliation et de construction européenne ». Cela va de pair avec une américanisation de l'évènement, qui se manifeste avec l'emprunt à l'anglais américain du terme « vétéran ».
Les commémorations des années 2000 n'oublient pas la tragédie du 11 sept 2001 et utilisent le débarquement comme symbole des valeurs de paix et de liberté, ainsi sont désormais invités dès 2004 le chancelier allemand et le président russe, pour montrer au monde entier leur union face à la nouvelle barbarie du terrorisme islamiste.
- une construction liée à la guerre froide : du rôle des USA pour la victoire
Christophe Bouillaud, expert à Sciences Po Grenoble. indique :
"La mémoire de la participation soviétique à la Seconde guerre mondiale s'est progressivement estompée. En France, au moment de la guerre elle-même, on savait très bien que le front de l'Est était extrêmement important et la victoire de Stalingrad a été perçue à l'époque comme le tournant décisif. Par contre, il est vrai qu'aujourd'hui, cet aspect a largement été oublié dans l'opinion publique occidentale, parce qu'entre temps, il y a eu la guerre froide durant laquelle seuls les communistes insistèrent beaucoup sur le rôle de l'Union Soviétique dans la victoire, alors que du côté occidental, on insistait surtout sur le rôle des Américains et des Britanniques. C'est la rémanence de la guerre froide qui a fait oublier ce rôle de l'Union Soviétique dans la victoire.»
Pourtant l'URSS a versé un tribut de 25 millions de morts, dont 15 millions de civils, pour l'emporter contre le nazisme. Et les Alliés? La France n'a perdu que 200.000 militaires et 400.000 civils. Quant aux Américains, le bilan est de 400.000 (dont 180.000 péris sur le front européen).
La fin de la guerre a ouvert une nouvelle ère géopolitique et un nouvel ordre mondial d'où se dégagent un système de régulation, de gouvernance, composé de coalitions. "Des traités internationaux ont été signés: traité de Bretton Woods, traité de l'Atlantique de Washington, — et ont, au moins durant les 50 années qui ont suivi, structuré les relations internationales selon un système d'équivalence, de puissance, entre, d'un côté, le bloc occidental et, de l'autre, le bloc soviétique."
De là, la volonté américaine constante de s'affirmer comme seul grand vainqueur de cette guerre et de le montrer par le biais des commémorations, de déclarations et de le démontrer via la puissance de son cinéma. Ainsi se construit un mythe qui éclipse complètement le rôle de l'URSS dans la seconde guerre mondiale. Les commémorations russes actuelles n'attirent pas les chefs d'Etat, bien que Poutine ait assisté aux commémorations en France.
- un produit scénarisé par Hollywood en épopée par le "jour le plus long" à la gloire des USA démocraties et leurs armées [lire notre dossier]
Le film est une profusion de faits historiques reconstitués dans une grande fresque à la gloire des soldats américains et de leurs faits d'armes glorieux. Comme beaucoup de films, le jour le plus long constitue, surtout dans le contexte de la guerre froide, une célébration des valeurs libérales, du respect de la hiérarchie militaire, de la solidarité et du sacrifice commun.
Beaucoup de manichéisme, les soldats
anglais et américains sont représentés l’air
grave mais fermement décidés, les français ridicules sabrent le champagne sous les bombes, les
allemands désorganisés se laissent déborder
sans presque réagir. Et, bien sûr, les inévitables erreurs et manipulations historiques qui elles resteront dans la mémoire du spectateur ! comme l’épisode du parachutiste resté accroché au clocher de Sainte-Mère-Église, le casino de Ouistreham, pris par les Français du commando Kieffer...Il faut noter aussi que la mort est représentée accessoirement, en arrière plan, sans présence de sang: on tombe en douceur de manière très théâtrale et sans souffrance!
Le 7 juin 1962, un reportage du journal de 20 h s’arrête, à l’occasion de l’anniversaire du débarquement, sur le film de Darryl Zanuck "Le jour le plus long". Des images tirées du film sont diffusées alors que le réalisateur est interrogé. Il s’agit là de la première utilisation du film par la télévision pour un anniversaire du 6 juin 1944 ; beaucoup suivront. Trois mois plus tard, le 19 septembre 1962, un peu moins d’une semaine avant la sortie du film en France, le journal télévisé revient sur cette œuvre cinématographique. Le journaliste explique qu’il est nécessaire de s’arrêter sur ce film, car « il constitue […] un événement dans l’histoire du cinéma. C’est la première fois que la guerre moderne est montrée à l’écran sans utiliser des documents d’archives ou des films d’actualités » (TF1, 1962). Le journaliste salue la nouveauté de la forme employée.
Il interroge ensuite Mel Ferrer, l’un des interprètes du film. Il lui demande, et se demande dans le même temps, si Le jour le plus long « peut paradoxalement servir l’histoire de cette époque, bien qu’il n’y ait aucune vue authentique dans le film ». L’acteur américain parle alors d’un
[…] film qui est complètement bouleversant parce que le film est tellement vrai on aurait jamais pu faire des prises de vue comme ça pendant une bataille… ils ont fait voir au public exactement ce qui s’est produit de très très près. Quand on voit les documents de la guerre, on ne voit presque pas de très près… et ça ne vous donne pas d’impression, on voit quelque chose de trop loin. Mais ici, on peut participer dedans, alors je crois que ça, ça va choquer mais ça va servir l’Histoire (TF1, 1962).
Les historiens n'ont pas le même avis ! Ainsi Jean Quellien indique :
"Ce que je reproche finalement le plus au film, c'est son colossal succès, 11 millions de spectateurs et une foule de rediffusions télé. Le film a forgé, pour des générations, des mythes, des légendes et acquis une dimension historique à laquelle il ne peut pas prétendre."
"Zanuck a fait un show, pas un film d'histoire, avec à chaque séquence l'apparition à l'écran d'un acteur connu. La fidélité avec l'histoire est accessoire"
- Désormais... considéré comme un prélude à la construction européenne ?
Cette idée est apparue pour la première fois en 1979, M Plantier, secrétaire d'état aux anciens combattants décrit Overlord comme "Le prélude à la construction européenne". En 2004 , J Chirac, lors de la commémoration indique : " L'idée européenne, les progrès qui l'incarnent, sont en réalité nés ici même. Avec la fin du 3° Reich. Avec le sentiment que nous devions à nos morts de donner un sens à leur sacrifice, en nous engageant résolument dans la seule voie qui assurerait la paix en Europe : celle de la réconciliation entre nos deux pays".
Peut-on croire que les alliés ont eu, une seule seconde, cette idée d'être au service d'une future Europe unie ? Abattre l'Allemagne nazie leur suffisait.
De fait ces propos avaient surtout la volonté d'intégrer, les allemands, jusqu' à présent exclus, dans les commémorations. G Shröder le mesura parfaitement en s'exprimant : "La victoire des alliés n'était pas une victoire sur l'Allemagne mais une victoire pour l'Allemagne"
Et donc, pour la première fois, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, en 2004, pour le 60°anniversaire, sont invités d'une part Vladimir Poutine, le président de la Russie,et, d'autre part, le chancelier allemand. Lors de son discours, le président Chirac a notamment estimé que la présence du Chancelier, Gerhard Schöder, un "moment de très grande émotion", témoignait du "long et patient travail de réconciliation" entre la France et l'Allemagne.
La portée symbolique et politique était évidemment très forte.
Complément
l’introduction d'O Wievorka, lire
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