Témoignages

Un témoignage, le plus touchant ou le plus terrible soit-il, n’est que le reflet d’une mémoire composite, d’une "vérité individuelle" au regard de la "vérité historique", scientifiquement vérifiée et croisée, portée par l’historien de métier, formé à l'université.


  • Typologie
    • Il existe quantité de types de témoignages, selon:
-L'origine : personnel et spontané (lettre, carnet, journal, mémoire...) ou sollicité (interview, rédigé), via des questions ou énoncé naturellement ?
-La forme: texte brut ou retravaillé, rédigé (par qui ?) ou de l'oral enregistré/filmé/réécrit par qui ? comment ?. S'il existe une publication, sous quelle forme: livre, site web, TV, radio, presse, autre média ?
-Le but :  personnel ou familial, en vue d'une diffusion (quel média, livre, web...)
-L'espace temporel : spontané au moment de l'évènement ou, plus ou moins  tardif (combien d'années écoulées ?)
-Le contenu : vécu personnellement ou évènements rapportés (de qui ?)  
    • Il faut aussi évaluer le témoignage:
-qualité de la mémoire (sélective?) et précisions (contexte, lieux, dates, noms, faits...) 
-Influence du questionneur et des questions
-Personnalité du témoin : évaluer  sa situation (âge, famille, métier...), son vécu, opinion et culture (politique, religieux...) afin d'en déterminer une éventuelle influence ou son objectivité
-Mesurer l'impact du ressenti : sentiments, émotion, peur
    • Ou trouve-t-on ces témoignages ? 

-isolés dans un livre d 'histoire afin d'illustrer une situation ou argumenter un fait : "J Balkoski, Omaha" ou l'auteur, historien,  explicite avec détails son minutieux choix de témoignages (voir ci-dessous)
-autobiographie rédigée par le témoin (Témoin sur Omaha par Harold Baugarten ou Comment j'ai survécu en première vague à trois débarquements par Harley Reynolds)  réalistes et impressionnants mais ressenti et émotion du témoin sont omniprésents.
-autobiographie rédigé par un tiers (Bernard Dargols, un GI français à Omaha par sa petite fille, C Jolivet). Ce travail a deux apporte un recul intéressant. 
-ouvrage recensant exclusivement des témoignages (Ils étaient à Omaha Beach de Laurent Lefebvre). Une accumulation de témoignages intéressants mais sans tri, ni vérifications

  • Fiabilité
    • Qui rapporte le témoignage ? 
Un historien universitaire formé ou un "amateur" ? Les historiens savent exploiter les témoignages, les amateurs sont le plus, souvent, totalement incompétents ce qui peut amener des dérives.

Ainsi trouve-ton quantité d'ouvrages  qui se vantent de témoignages "inédits", par exemple de soldats allemands, dont la fiabilité est douteuse,  qui n'ont jamais été vérifiés, croisés, distanciés mais qui arrangent bien l'auteur pour orienter son récit dans la direction qu'il souhaite et écrire des contre vérités. Ainsi trouve-t-on, via un éditeur local,  des collections d'ouvrages dithyrambiques sur les forces armées du Reich qui réhabilitent des atrocités et glorifient des SS.
Quand la Presse ne recule devant rien : 


ici le témoin avait 4 ans au débarquement ! (OF du 6/04/2019)


    • Quelle fiabilité et quelle objectivité ?
L'on sait que la fiabilité de la mémoire varie grandement d'un individu à l'autre, d'autant que les déclarations faites après des dizaines d'années sont obligatoirement incomplètes voire erronées et comportent des inexactitudes ; l'écoulement du temps altère la mémoire et ne fait ressortir que quelques scènes isolées, celles qui ont été marquantes pour le témoin, et peut-être pas pour l'histoire. De plus des milliers d'individus ont participé, et parmi eux, seuls quelques uns vont témoigner de ce qu'ils ont vu, eux, à un moment précis dans un lieu précis  pour un évènement parmi tant d'autres. Un détail ou une information importante ? quelle valeur attribuer ?

Quelle mémoire faut-il utiliser, privilégier ? la "mémoire orale" des témoins ou la mémoire entreposée dans les "archives", autrement dit, les expériences quotidiennes plutôt que les événements d'importance historique, le destin des individus ou celui des collectivités ? C'est un débat qu'entretiennent avec passion les historiens. La mémoire est vulnérable : on se souvient avant tout du bien que l'on a fait et du mal que l'on a subi. Les événements désagréables, ceux dont l'évocation ne permet de s'accorder ni le rôle de héros ni celui de victime, se trouvent frappés d'oubli. Selon toute vraisemblance, les témoins n'ont pas besoin, cinquante ans après les faits, de faire un effort pour les dissimuler ; c'est leur mémoire, au sens cette fois-ci de faculté triant les expériences du passé, qui s'est chargée de leur éviter le désagrément qu'aurait provoqué leur évocation.

Même si la mémoire est bien présente, elle peut avoir enregistré, en toute bonne fois, des  inexactitudes. Ainsi Bernard Dargols, malgré  les détails qu'il fournit, commet quelques erreurs lorsqu'il se souvient de son arrivée  à Omaha (unique analyse des pages 86-91 de son ouvrage) : il évoque la plage d'Omaha Beach qui s'étend de "Bayeux  à Carentan", il voit   des "collines" qui sont en réalité des falaises et des "dunes" qui servaient de "caches aux allemands",  il dit  "au loin se dessinaient les falaises d'Utah Beach et de Gold". Toutes ces descriptions sont fausses ou inexactes ou utilisent un vocabulaire impropre, il a donc mal interprété ce qu'il voyait ; lors  d'une rencontre, je me permets de lui signaler, il me répond "C'est exactement ce que j'ai vu le 8  juin 1944 et ce dont je me souviens aujourd'hui". Bernard, qui connaît parfaitement le site d'Omaha  sait aujourd'hui qu'il s'est trompé dans ses repères en 1944, qu'il ne pouvait  voir ni collines, ni Utah, ni Gold...mais, il veut absolument dire dans son témoignage  ce qu'il a pensé réellement voir  à son arrivée à Omaha et qu'il n'a jamais oublié.

De là, la nécessité d'être prudent et de croiser documents et témoignages pour que 
des évènements historiques deviennent d'une crédibilité incontournable.


    • Un exemple : Méthodologie d'un historien américain face aux témoignages

Dans son ouvrage consacré à Omaha (plus de 500 témoignages), l'historien  américain J Balkoski explique, dans son introduction, sa méthode de travail. Il s'aperçoit vite que "l"histoire de la bataille n'est qu'un patchwork de centaines de vignettes jouées par des individus isolés". Il travaille  pendant 25 ans à faire des recherches  dans les archives, et s'aperçoit  que collecter  des pages de documents d'archives, c'est facile... mais l'analyse  critique est problématique, comment organiser et  trier l'utile, le détail, le trivial... ? Il s'aperçoit vite que la mémoire varie grandement d'un vétéran à l'autre, que des déclarations faites  des années après sont incomplètes, voire erronées, que des récits sont cohérents et d'autres une "galéjade enluminée des années après". Un individu, un soldat, un témoin n'est qu'"un minuscule point au cœur d'évènements tragiques". J Balkoski veut tout savoir sur son témoin : date, heure, lieu de la scène, unité du soldat, sa mission, son programme...

Il a observé 3 règles simples  pour rapporter des témoignages:
-l'anecdote doit de situer dans le temps et l'espace du 6 juin
-Il doit pouvoir confirmer les détails majeurs du récit et, donc, en cas de contradiction flagrante, le témoignage est systématiquement écarté

-l'essentiel des témoignages est recueilli au plus tôt après le 6 juin 44 (récits les plus poignants et les plus fiables souvent recueillis minutieusement par les historiens de l'armée) 

Ensuite, il analyse cette matière brute avec méthode et patience. Si nécessaire,il utilise des témoignages plus tardifs, tels ceux recueillis dans les années 1950 par  C Ryan pour son ouvrage, "Le jour le plus long", mais a comme règle de base : Plus tôt, un ancien a gravé ses souvenirs de la bataille, plus il s'y fie.
Et donc son ouvrage est basé sur une sélection de  500 témoignages, rapports, citations et autres  dont au moins la moitié ont été produits en 1944, et les 2/3 avant  1950. Chaque déclaration est identifiée par le nom de l'auteur, sa fonction et sa datation si elle est fiable (problème des témoignages tardifs)



    • De l'utilisation d'un "témoignage" non vérifié...
Le chapitre suivant va démontrer comment en  2004, à Saint Laurent sur mer, le propriétaire d'une maison (un gîte à louer) va exploiter une phrase sortie de son contexte et  non vérifiée, pour que  cette maison devienne  "la première maison libérée de Saint Laurent". Le plus grave c'est que cela est repris  par la commune, les offices de tourisme. Personne ne se pose de question su cette apparition soudaine ! 



Conclusion

Le témoignage humain est fragile, en dépit de la bonne foi affirmée de celui  ou celle qui témoigne.

Ces témoignages sont  considérés comme un préalable à la connaissance des faits, base du futur récit historique. Or les historiens manifestent généralement  de la méfiance envers une technique dont ils soulignent la fragilité et la malléabilité en fonction des buts poursuivis par le témoin et le contexte dans lequel il est appelé à livrer son expérience. (Voir  Annette Wierviorka , L’Ère du témoin)
Aussi la prudence est nécessaire, il faut laisser les historiens exploiter les témoignages qu'ils réalisent avec méthodologie. Ainsi, Antoine Prost, rappelle cinq principes méthodologiques : ni tabou, ni censure d’hypothèse mais respect de l’honneur du témoin, importance du lieu du témoignage, importance du contexte de production, prise en compte de la personnalité du témoin (le chercheur n’a ni à s’agacer ni à se réjouir du prestige éventuel de son interlocuteur) et, enfin, devoir d’humilité.