La première maison libérée : une mystification.


A Saint Laurent sur Mer, une maison (en fait un gîte à louer) prétend, depuis  2004,  être la "Première maison libérée au matin du 6 Juin à Omaha-Beach, Saint Laurent sur Mer"et... même (« première maison libérée de France sur les plages du débarquement » article Bessin libre 1er juin 2019)

Le contexte

En 2004, à Saint Laurent sur mer, la commune souhaite éditer un ouvrage relatant l'histoire du village. Ainsi deux habitants (non historiens) prennent en charge ce travail et organisent des réunions avec des anciens qui racontent leurs souvenirs. Après la sortie de l'ouvrage, un habitant lit, page 98, ceci :
"D'après les informations recueillies (13 témoignages), nous pensons que les premiers saint laurentais qui ont vu apparaître des libérateurs ont été Mme D Porée et son fils André... Bernard Porée, 10 ans.. raconte... qu' à 9 heures... sa mère a aperçu des soldats sur le plateau derrière la maison...et bientôt, ils étaient entourés de soldats méfiants..."
Aussitôt, le propriétaire de l'ex habitation Porée devenue un gîte à louer, flaire la bonne affaire et décrète que "c'est la première maison libérée de Saint Laurent" et en fait partout la publicité, reprise par la commune, les offices de tourisme. Personne ne se pose de question ! Depuis cette "découverte" est exploitée au maximum (voir cet article)
Sur les hauteurs du village, le 6 juin au matin, c'est la confusion, le chaos, un bruit infernal de bombes et obus, et la panique ; dans la matinée quelques Gi's parviennent à grimper sur le plateau entre l'entrée du village et le Ruquet, puis essentiellement à partir du vallon du Ruquet qui devient la première sortie. Donc un peu partout des Gi's s'infiltrent tant bien que mal à la recherche d'allemands et d'informations, ils approchent de toutes les maisons.


Inévitablement, ils commencent par visiter les maisons les plus proches de la plage, situées sur les hauteurs au milieu du plateau (niveau village) et en sortie du Ruquet, or la maison la plus proche de la plage est "La caserne ou maison des douaniers" qui était habitée par une famille, ensuite ils explorent toutes les maisons de la rue principale, dont la maison Porée.
Aujourd'hui, il ne reste plus aucun témoin, et donc voici comment on exploite une phrase maladroite rédigée trop rapidement, et pourtant les deux auteurs ont bien précisé en introduction "D'après les informations recueillies".




Il est strictement impossible de pouvoir affirmer que telle maison ou telle personne a été le premier à rencontrer des Gi's le matin du 6 juin ; même s'il y avait eu des témoins, chacun aurait vu le sien avant l'autre... Aucun témoignage (qu'il faut de toute évidence croiser) de qui que ce soit ne peut rien prouver. De plus, on essaie de tromper davantage en indiquant d'abord "à Omaha Beach" puis  à Saint Laurent !

Un autre témoignage indique bien la présence d'américains...dans la matinée, jusqu" à la route D 514, et divers documents indiquent comme autre direction la "Route de la mer"  ou D 517 , ce qui prouve qu'ils étaient bien éparpillés un peu partout... 
Edmond Scelles vivait à St-Laurent, dans la ferme du  Prieuré, située beaucoup plus loin de la maison des douaniers et de la ferme Porée,  il avait 16 ans en 1944. Il raconte : "Quand on est sorti, vers 10h00, il y avait 2 prisonniers américains. Ils étaient justes à l’entrée de la ferme du Prieuré. Sur le coup, on ne savait pas ce que c’était, après on a su. Ils étaient assis sur leurs casques. Ils avaient la figure barbouillée de noir, et ils attendaient. Ils ont disparu, ils ont été emmenés. On a été se mettre à l’abri dans un abri allemand. On est resté un moment là. Il y a eu une petite accalmie, on pris la route de Formigny. On a rencontré un officier allemand, il nous a dit " Vous faites bien de partir, mais ça durera que quelques heures seulement ". Il croyait bien les remettre à l’eau. Il était environ 10h00. Les Allemands avaient l’impression qu’ils allaient les remettre à l’eau, ils attendaient certainement des renforts qui venaient de Trévières."



Carte IGN 1950 et localisation des maisons du village
dans la rue du val  à Saint Laurent sur mer
La "maison des douaniers" est la plus proche de la falaise et du Ruquet.


La "maison des douaniers" ou "caserne" le 6 juin: probablement, la première maison libérée !



La "caserne", sur la "campagne" juste après la guerre vers 1960, 

ancienne caserne de douaniers, avec 3 petits logements.

Dans la "caserne" vivaient les grands parents de Georgette Godes, née à Saint Laurent en 1937. Elle a passé toute son enfance chez ses grands parents avec d'autres enfants (6 ou 7) de la DDASS que sa grand mère gardait. Elle se  souvient: " C'était une période difficile, nous étions rationnés, mais comme n'avions jamais connu de douceurs, nous n'en souffrions pas trop".
Le 6 juin 1944, son grand père l'a réveillée brusquement dès 6 heures : " Les yeux encore ensommeillés, j'ai été emmenée dans la cave. Je ne comprenais pas encore. Ce fut le déluge de feu et de sang. C'était un feu d'artifice géant et continu".
Puis les uniformes changent : "Ce n'était plus vert de gris mais kaki ! Notre maison était située en haut du célèbre chemin du Ruquet, là où passaient tous les américains. Alors on a vite appris à réclamer du chewing-gum et du chocolat. Les camps américains se sont installés tout autour de la maison, Grand mère lavait le linge des soldats de la military police."


C'est là qu'un fameux cliché a fait le tour du monde pour illustrer officiellement le 50° anniversaire du débarquement, pris devant la "caserne"


Georgette et Gilbert, un enfant de la DDASS dans les bras de deux soldats.
Donald Scheneman avec Georgette et Lt Johnson  qui tient Gilbert


La scène se situe devant la porte dela "la Caserne" ancienne caserne des Douanes, aussi appelée la "Maison des douaniers", devenue auourd'hui une résidence secondaire, première maison isolée en haut de la route du Ruquet.
Le militaire sans casque est un officier de l'US Navy, le Lt Donald K. Johnson, resté longtemps en poste à Omaha car il était occupé à la circulation maritime et à l'accueil des unités débarquant sur la plage. Le petit garçon qu'il tient dans ses bras s'appelle Gilbert Desclos, 7 ans, orphelin chez sa nourrice Mme Godes. Donald trouvant ce petit garçon chétif se mit à le nourrir au mess et à le considérer comme son fils. Durant 2 mois, il le traîna, partout (en jeep, sur les Dukw, sur les bateaux, etc..), à tel point que quand il fallut partir, sachant que c'était un orphelin, il entreprit des démarches par la voie hiérarchique en vue d'une adoption. Ces démarches bien évidemment n'aboutirent pas, il essaya même vainement de l'embarquer clandestinement.
Le soldat avec un casque est Donald Sheneman (19 ans en 44) de la 302nd Military Police Escort Guard Company, il tient Georgette Godes, 8 ans, refugiée chez sa grand-mère.

Grâce aux cérémonies du 50ème anniversaire les retrouvailles ont eu lieu :
-Pour Johnson (hélas décédé), sa fille retrouva Gilbert, habitant Colombelles, le 22 juillet 1994. Et sa veuve avec sa famille vint à Colombelles le 9 juin 1996.
-Pour Sheneman qui vivait en Floride ce fut le 3 juin 1995 à Ouistreham où vit Georgette, il s'écria "My baby, my baby!"




Par sa situation géographique, et d'après ce témoignage, la "caserne", pourrait être considérée comme la première maison libérée de Saint Laurent d'autant que:
-seule maison visible dès que l'on est sur le plateau
-première maison  située exactement sur le passage des Gi's remontant par le Ruquet
Inévitablement les Gi's ne pouvaient rater cette maison.


Mais tout cela est-il important ? NON, cela n'a strictement aucun intérêt...

L'exploitation, sans autorisation, de la vie de la famille "Porée"
L'histoire et les documents de la famille Porée qui résidait dans cette maison, sont exploités en détournant la réalité des faits, ce qui est inacceptable.

Nadine Porée, historienne, explique :
"En effet, que s’est-il passé le 6 juin ? Mon arrière-grand-mère, mes grands-parents, mes oncles, ma tante, mon père n’ont rien fait de particulier.
Vers 9h, mon arrière-grand-mère voulait aller traire sa vache qui était dans le champ derrière la maison. Elle a aperçu des soldats qui se cachaient derrière les pommiers. Elle est venue prévenir mon grand-père qui était dans la cour et qui, vu l’agitation, avait renoncé à aller chercher le courrier au bureau de poste de Saint-Laurent pour aller faire sa tournée de facteur à Colleville.
A ce moment-là, les Américains sont arrivés dans la cour et ont pris mon arrière-grand-mère et mon grand-père pour des Allemands. Ils les ont emmenés derrière la maison. Ils ont été sauvés, certainement de la fusillade, parce que mon arrière-grand-mère lui a conseillé de sortir sa carté d’identité et qu’un soldat, qui parlait un peu français, les a compris. A ce moment-là, un obus est tombé sur la maison de mon arrière-grand-mère et tout le monde s’est mis à l’abri sous un appentis. Ils ont ensuite traversé la cour pour se réfugier dans la maison de mes grands-parents qui vivaient-là avec leurs quatre jeunes enfants.
Plus tard, un Allemand, posté dans le champ, en face de la maison, s’est mis à tirer. Une balle a traversé la cuisine, frôlant la tête d’un de mes oncles et s’est logée dans le mur.
Un Américain a aussi posé son fusil mitrailleur sur la barrière de la maison et s’est mis à tirer des rafales vers la maison de mon arrière-grand-mère, touchée par l’obus.
Ils sont restés là toute la matinée et c’est seulement en début d’après-midi que les Américains les ont évacués vers la ferme Demaine, rue Quincangrogne.
Ils ont donc rencontré les Américains, le matin du 6 juin 1944 dans certaines circonstances mais rien ne permet d'affirmer qu’ils ont été les premiers libérés. D'ailleurs une question de terminologie se pose : que signifie "libérer" ? L'arrivée des alliés ou le départ des allemands ?
Le 7 juin, un parachutiste a été retrouvé mort dans le champ derrière la maison. Il était en train de se raser sous le noyer. Son parachute était sur la volière à proximité. Personne ne sait qui c’était, quand il a été parachuté et ce qui a été fait du corps. Vu la configuration des lieux, je pense que mon arrière-grand-mère l’aurait vu le matin du 6 juin s’il avait été parachuté dans la nuit du 5 au 6 juin.
Le 8 ou le 9 juin, un soldat allemand a été retrouvé par mon arrière-grand-mère dans son jardin, dans une rangée d’artichauts.
S’ils avaient vraiment été libérés le 6 juin, pourquoi, par sécurité, les Américains les ont fait dormir dans la ferme de Charlotte Deshayes, située plus haut dans la rue, près de la Caserne, pendant trois ou quatre nuits ? C’est oublier la présence des snipers allemands (preuve à l’appui les photos prises par les Américains chez mon arrière-grand-mère maternelle Lucie Dujardin – actuellement où habite M. Hamelin) que les Américains ont passé plusieurs jours à  traquer dans le village."
Appeler cette maison « maison de la libération » n’a donc aucun sens et si on suivait la démarche historique et intellectuelle de Sébastien Olard, pourrait être créée, tout logiquement, une « maison de la libération » à Colleville, à Vierville, bref dans tous les villages de la côte, où chaque famille de Normands a rencontré les Américains !

Mon père et moi, sommes surpris et gênés, de voir comment est utilisée l’histoire de notre famille. Mes arrière-grands-parents, mes grands-parents étaient des personnes humbles, qui, je pense, n’auraient pas souhaité voir leur vie ainsi exposée et exploitée sur des panneaux d’exposition qui regorgent d’inexactitudes historiques et de … fautes d’orthographe.  D’ailleurs, j’aimerais savoir à quelles fins notre histoire familiale est utilisée ? ".



L'exploitation commerciale

Non seulement, on peut trouver un "gîte" à louer dans "la première maison libérée",mais en plus, le propriétaire vous plonge dans l'histoire...
En effet, dans ce lieu,   on refait l'histoire et l'on vous promet de "découvrir des faits inédits", "des faits inconnus", un "témoignage unique", "une opération spéciale franco-américaine" .

 "Venez passer une semaine dans notre gîte ou découvrir des faits inconnus, dans un cadre chaleureux, des faits inédits du débarquement grâce à une histoire racontée dans un lieu historique, la première maison libérée, la Maison de la libération. Ce lieu historique datant de 200 ans est la première maison libérée au matin du 6 Juin 1944. Dans une partie de la fermette se trouve le gîte meublé remis au goût du jour. A votre demande, son histoire vous sera racontée avec un témoignage unique et des faits peu connus, liés à une opération spéciale franco-américaine."
indique la publicité du site web.

Cette première maison libérée est une pure affabulation, alors que dire des prétendues révélations historiques ! Est-ce utile d'aller si bas pour se faire de la publicité et attirer les gogos ? 





La publicité !

Affligeant et ridicule, d'autant que...voir en complément ce qui est raconté... On revisite l"histoire sans scrupule.

De la responsabilité des élus
Offices de tourisme, mairies, diverses publications s'y associent.  Ils  informent et communiquent  officiellement   sur l'existence d' une "première maison libérée" et donc cautionnent les dérives. Pourquoi ?  probablement plusieurs causes s'imbriquent  :  simple ignorance de la réalité tant le maquillage et le subterfuge sont réussis, aveuglement,  incompétence réelle,  paresse intellectuelle même si des mises en garde ont déjà été faites, mais comme  tout est bon pour le tourisme, pourquoi se poser des questions ?  (lire le dossier "Mensonges par omission")  

Voici des extraits des sites officiels de l'office de tourisme
L'OT d'Omaha présente la première maison libérée "leu de mémoire", "site témoin"
accompagnée de ce texte du propriétaire qui se glorifie d'être "d'une famille de résistants" Sic
voir notre dossier




Cette  invention, exploitée pour une opération commerciale,  piège (presque) tout le monde.