Se débarrasser et aseptiser l'histoire : l'impossible démythification

    En fait, ce mythe arrange tout le monde...
    • Se débarrasser et aseptiser l'Histoire
      • Tout le monde est fasciné par cette histoire.
        Tous les ingrédients pour en faire un mythe sont présents. Une guerre du bien contre le mal, partout de la résistance, les premiers, nos voisins anglais puis  sur le sol  même des pays conquis par les nazis, l'énorme succès de l'opération Fortitude, l'organisation et la maîtrise d'un immense opération stratégique  qui a nécessité de nouvelles technologies et logistiques, une armée  constituée de soldats de nations différentes (25 pays alliés avec de nombreux soutiens), un débarquement complexe et risqué face à un "mur de l'Atlantique" enfin  un combat long, difficile et sanglant face  à un ennemi qui harcèle sans cesse et ne lâche rien. De grands personnages historiques apparaissent, mais aussi des héros et surtout des morts, trop de morts qui reposent dans des nécropoles. Et pour finir la victoire.
        De plus cette guerre offre une image plutôt flatteuse d'un débarquement complexe mais décisif suivi d'une courte guerre moderne  réussie (Paris est libéré en 80 jours)   à l'opposé de la première guerre mondiale dont la représentation est associée  aux tranchées, boue, rats, et aux massacres inutiles de Verdun et autres. Elle apporte démocratie et liberté et, surtout, elle sera suivie d'une réconciliation exemplaire qui met fin aux guerres entre européens et permettra la construction européenne.
        Vraiment fascinant ? oui,  à condition d'en occulter certains aspects...
      • Les américains. Ce sont des héros qui revendiquent de hauts faits militaires pour une guerre juste, the "good war" (contrairement à beaucoup d'autres) et les États-Unis le rappellent haut et fort ; ils savent honorer leur armée, le président aime paraître comme "chef de guerre" et l'afficher  au monde entier, c'est pourquoi désormais, il assiste et participe activement aux cérémonies internationales, face aux caméras du monde  entier. C'est un jour de  gloire malgré les lourdes pertes qui ont traumatisé le peuple américain. D'ailleurs, tous les sondages montrent qu'ils sont les grands vainqueurs de la guerre, il faut donc l'entretenir.
        Les historiens rappellent aussi que seuls les USA proposent librement leurs archives historiques, donc, inévitablement, elles sont exploitées, publiées, en particulier  les photos "libres de droit et d'utilisation" et donc plus, beaucoup plus fréquentes que les autres trop, réglementées et difficiles d'accès. Aussi, cela favorise-t-il  une approche très américaine de cette guerre.
      • Les français.
        C'est bien la France, pays de la liberté,  qui a été choisie comme lieu de débarquement, parce que c'était un "grand pays" allié, occupé par les nazis. D'ailleurs l"impact du débarquement est tel que l'on oublie tous les autres débarquements de la seconde guerre mondiale. C'est une opération massive, particulièrement médiatisée, y compris avant qu'elle se réalise,  avec de grands personnages  exceptionnels dont l'histoire se souvient.  Pour la France,  c'est l'occasion de mettre en avant sa résistance, le rôle des Forces Libres dans la libération  et d'oublier la France de Pétain. En fait, on oublie vite que la France fut un acteur militaire et politique très secondaire le Jour J au profit de l'ensemble du territoire avec ses colonies qui fut un un réel théâtre d'opérations militaires. C'est aussi un moyen d'apparaître sur la scène internationale en réunissant à chaque grande commémoration tous les chefs D’État du monde entier, et, mieux encore, désormais avec la présence des chefs d' État d'Allemagne et Russie, un exploit.

        La France a très tôt compris, sous l'impulsion de R Triboulet,  qu'il fallait exploiter le potentiel économique de ce débarquement. Aujourd'hui la Normandie a su en profiter en ajoutant à ses attraits naturels et historiques traditionnels (Mont Saint Michel, tapisserie de Bayeux, cathédrales...) l'impact de ce D-Day au travers de ses musées et manifestations qui attirent chaque année davantage de visiteurs qui renflouent une économie qui en a bien besoin.

    • L'impossible démythification
      • Les historiens.
        Les ouvrages d'histoire sur la deuxième guerre mondiale sont innombrables, surtout pour présenter des faits historiques, et même des amateurs passionnés ont écrit des livres consacrés à l'armement, au matériel militaire... par contre,  moins nombreux sont les ouvrages axés sur  l'analyse et la réflexion.
        Les historiens auraient-ils échoué dans leur mission en étant incapables  de 
        démythifier  ce débarquement ? On pourrait seulement leur reprocher d'avoir mis du temps pour faire leurs analyses, en effet tous les ouvrages qui interpellent sont récents, très récents. Il faut noter les nombreuses interventions de Jean Quellien et Olivier Wievorka et espérer que d'autres ouvrages viendront compléter les récentes publications originales  de  Jean Luc Leleu "Le débarquement, de l'évènement à l'épopée" et Antony Deshays  pour  "Combattre et mourir en Normandie", malheureusement ces ouvrages demeurent relativement confidentiels.
        On re-découvre aujourd'hui la mésentente et les méfiances  entre chef alliés, les différences de stratégie, la guerre d'usure pour les britanniques face  à la volonté américaine de frapper vite et fort et donc de débarquer, une bataille de Normandie terrible avec beaucoup de pertes y compris psychiatriques, une population civile normande qui a payé un lourd tribut avec parfois une colère contre ces morts inutiles consécutifs  à des bombardement dont la pertinence est douteuse, puis face  aux exactions américaines (viols, trafic). On s'interroge pour savoir s'il existe un tournant (le plus souvent "Stalingrad") ou plutôt, plusieurs "tournants" dans cette guerre. De même les interprétations de tous  ces combats  ne sont pas toujours établies avec clarté, ce qui semble délicat à réaliser, ainsi 
        comment interpréter la journée du 6 juin à Omaha : à la fois un échec (objectifs non atteints) et un succès de débarquement donc mitigé ? mais la guerre est déjà gagnée à l'est ! Donc, quelle réelle portée militaire  faut-il accorder au débarquement dans la globalité du conflit : une  opération militaire  parmi d'autres ou  la clé de la victoire ?D'ailleurs, Poutine, en juin 2019, a appelé à ne pas “exagérer” l’importance du Débarquement allié, rappelant les 27 millions de morts soviétiques pendant la Seconde Guerre mondiale. “Le Débarquement en Normandie n’a pas eu d’influence décisive sur l’issue de la Seconde guerre mondiale (...) déjà déterminée par la victoire de l’Armée rouge, avant tout à Stalingrad, Koursk”.

      • Pour en finir avec les commémorations 

        Au fil des années les commémorations ont évolué en parallèle avec la lente et progressive disparition des derniers vétérans. C'est donc la fin de la dimension sacrée du débarquement, en présence de vétérans,  on est loin des commémorations d'après guerre, véritables pèlerinages pour ces hommes venus de loin, avec difficulté,  honorer, une dernière fois, leurs frères tombés en Normandie ou ailleurs. On est donc passé des commémorations militaires aux commémorations politiques pour finir, désormais,  avec  des festivités. On met en avant le "D-day festival", on remplace les vétérans par des mannequins humains, les reconstitueurs et la foule applaudit les beaux costumes, les véhicules d'époque bien entretenus.
        Les reconstitueurs paradent et  pavanent, ils font leur cinéma en se prenant au sérieux ; désormais, ce sont  eux les héros, ils foncent partout avec leur jeep pétaradante, bien sûr prioritaire et le soir, ils  rejoignent leur camp militaire reconstitué... ou vont à la recherche de souvenirs, comme collectionneurs "militaria", mais attention aux arnaques !  Tout se vend y compris et surtout les faux. On vend pour authentique de faux vêtements, des objets douteux, des crickets chinois,  ce que les vendeurs appellent des "bidouilles" pour se faire  beaucoup d'argent (une fausse veste M42 peut être vendue jusqu' à 15.000€ !). Donc un réel trafic existe  : un historien auteur de livres et un directeur de musée de Sainte Mère se sont faits pincer... Aujourd'hui le plus recherché (et le plus cher) sont les objets nazis... Les commérorations sont désormais devenues le moment idéal pour faire des affaires juteuses.


        On en arrive aussi à  la commémoration prétexte à loisirs et amusements ainsi se développe  le "sport de mémoire" qui  apparait partout sur le littoral,comme en juin 2019  l'Arromanches Dday Cross triathlon" et même  on pourra venir pour apprendre à danser "Initiation au Lindy Hop" à Carentan.

        Donc, le  6 juin, au soir, on commémore la mémoire des 10.000 morts, disparus et blessés du jour J, sans oubliés les morts de civils,  en faisant un banquet pique-nique musical sur la  plage ou  en dansant,  ainsi  à Arromanches pour 2019  sont prévus "les chansons de Glenn Miller et des Andrews Sisters feront écho au rockabilly d’Elvis Presley et au célèbre boogie-woogie. Les visiteurs viendront chanter et danser sans répit", et à Bayeux, le  "Bal de la liberté""  afin "de fêter les heures de liesse de la Libération. 
        On vous promet de "vivre la libération comme si vous y étiez". (En fait, il vaudrait mieux pas, on a vraiment oublier  évènements et tragédies!)
        Comme il n'y a plus de vétérans, alors, on va en inventer au musée du débarquement d'Utah "des témoignages et des dédicaces, des échanges ceux des acteurs de "Band of Brothers" (mini-série, en dix épisodes  créée par Tom Hanks et Steven Spielberg)  et, de plus,  on ira au 
        musée "innovant pour un coût de 4 millions d'€"  Airborne de Sainte-Mère-Eglise car "le visiteur sera au cœur de l'action, il  pourra  embarquer dans un avion C47 grandeur nature reconstitué pour tenter de ressentir les émotions des parachutistes Alliés avant leur saut. La carlingue bougera, des bruits de moteurs retentiront, des tirs aussi."

          Ces attractions foraines se développent ! récemment à Catz, près de Carentan, une nouvelle attraction est apparue pour faire revivre au visiteur l'enfer de la guerre des haies en empruntant un chemin dans le bocage où  l'on mitraille de partout. Depuis lontemps les virées en jeep ou DUKW sont payantes sur  tous les sites du débarquement "busines is business", et on laisse faire, il faut des animations ! Désormais on joue et s'amuse avec le débarquement.

          On a complètement oublié que le  6 juin au soir, sur la plage  d'Omaha se  trouvaient 2746 blessés et 1989 morts ou disparus venus nous apporter la liberté.
          Heureusement, les vétérans ne sont plus là pour voir comment on exploite sans vergogne la journée du 6 juin 1944 devenue une journée commerciale et folklorique dont on a complètement oublié le sens.

      • Le 75 ° anniversaire du 6 Juin 2019 : le vrai tournant avec la fin des commémorations traditionnelles?
      Longtemps attendue, la commémoration internationale "traditionnelle" sous forme d’une cérémonie réunissant les chefs d’États de tous les pays alliés en un même lieu ne se fera pas ;  en dernière minute est organisée une pseudo "cérémonie internationale" de  clôture, le 6 juin, vers 18h à  Juno Beach... présidée par le Premier Ministre... sans le président de la République ! Du jamais vu ! La secrétaire d’Etat auprès de la ministre des Armées explique : " c’est une question d’agenda et qu’il n’est pas très simple de tout faire pour le président d’un point de vue matériel ".
      Le Président Macron fera  "un 6 juin itinérant sous forme d'un parcours mémoriel" qui commencera  le 5 juin, à Portsmouth, avec  la reine Elisabeth II, et  le soir par un bref hommage aux fusillés de la prisonde Caen ; le lendemain matin, après un saut à Ver-sur-mer au futur mémorial britannique, le président de la République est attendu au cimetière américain de Colleville-sur-Mer, à l’invitation de Donald Trump. Point final.






      Cette nouvelle approche de commémoration rendue publique tardivement a beaucoup inquiété les élus de Normandie qui attendaient avec impatience cette grande cérémonie qui n'aura donc pas lieu. Ils n'ont pu imposer leur volonté, peut-être ont-ils manqué d'idées, de poids et d'envergure. Le Président du Comité du Débarquement, Jean Marc Lefranc, dépité, indique  "Ça ne change rien pour nous. Il y aura un paquet de cérémonies. Arromanches espère le déplacement de membres de la famille royale d’Angleterre. Il y aura une binationale à Ver, une autre à Omaha au cimetière." Ouf! la  la famille royale sera là !

       Il s'agit donc bien d'un tournant dans l'histoire des commémorations dont les conséquences ne sont pas encore mesurables, tel l'impact de ces  nombreuses petites manifestations successives et isolées. Désormais  le  6 juin sera uniquement marqué par les multiples "animations & festivités" avec le  folklore habituel. Il aura donc fallu 75 ans pour oublier les 4735 morts, blessés et disparus le soir du 6 Juin à Omaha.

    • L'histoire est vaincue par les responsables politiques, les élus, les décideurs,  les offices de tourisme, les commerçants de la mémoire. Une seule chose compte :  l'afflux d'un tourisme lucratif, quitte  à complètement oublier la réalité des évènements du passé, déjà beaucoup trop éloignés. De toute façon, personne ne se pose de questions. Mieux vaut oublier ou pratiquer le mensonge par omission. Le mythe perdure au service de tous et surtout pour le business du tourisme de mémoire.
    • La mémoire est oubliée, on s'est débarrassé de l'HISTOIRE, du moins on pratique le tri sélectif... le tourisme avec tous ses excès a un bel avenir. Qu'en sera-t-il dans quelques décennies ? siècles ?
      Gardons espoir, comme l'historien Serge Barcellini, qui prédit:
      "Quand les témoins disparaissent, les historiens prennent le pouvoir".