Capa

Capa est mondialement connu, pour avoir bravé la mort à maintes reprises sur des zones de conflit, et surtout pour avoir immortalisé le Débarquement, le 6 juin 1944 à Omaha Beach. Soixante et onze années plus tard, Robert Capa, ou plutôt sa mémoire, se voient perturbés par une vive polémique : il aurait eu très peur, faisant une « crise de nerfs » et serait vite parti d'Omaha, ce qui expliquerait le petit nombre de photos réalisées.


La polémique
Un ancien journaliste du New York Times, A.D. Coleman (ancien critique photo du New York Times et historien), s’efforce à démystifier le célèbre photographe de guerre… et veut faire entendre sa vérité en faisant descendre le légendaire photographe de guerre de son piédestal, qu'il accuse d’avoir menti sur ses célèbres clichés du D-Day. Ces révélations agacent dans le milieu du photojournalisme, qui a fait du cofondateur de l'agence Magnum une icône.

L'enquête a été initiée et amorcée par l’intuition de J.Ross Baughman, photojournaliste ayant reçu le prix Pulitzer à l’âge de 23 ans et familier des contraintes de l’argentique. Coleman a ensuite enquêté en fin limier, publiant avec une régularité qui a tenu ses lecteurs en haleine toutes les pièces du dossier, depuis les analyses d’images jusqu’aux comptes-rendus d’expériences techniques, en passant par les avis d’experts et les échanges souvent musclés avec les protagonistes de l’affaire. L’enquête a été saluée par l’un des syndicats de journalistes les plus influents aux Etats-Unis, puisque le Sigma Delta Chi Awards de l’excellence journalistique lui a été décerné en 2014.


La version officielle pointée du doigt

Deux versions des faits s’opposent alors sur le déroulement de ce 6 juin 1944

-la version officielle de Robert Capa.
Aux côtés des soldats de la compagnie E, le photographe débarque sur la plage de Omaha Beach et fixe à jamais ce débarquement historique à travers son objectif. Au bout d’1h30, Capa quitte soudainement les lieux, pris d’une soudaine panique, « Tout à coup, j’ai compris que je m’enfuyais », tel qu’il le conte lui-même dans son autobiographie. Juste un peu flou, comme le rapporte Télérama. Il envoie alors ses quatre pellicules (106 photos) au bureau londonien du magazine Life, alors dirigé par John Morris, qui confie le développement à un jeune laborantin de 15 ans. Mais dans la précipitation, le jeune homme commet l’irréparable et fait fondre l’émulsion de la pellicule. Un seul rouleau est sauf, celui des onze clichés qui nous restent aujourd’hui.

-La version de A.D. Coleman
Mas cette version ne plaît pas à A.D. Coleman et ses confrères. Selon eux, Robert Capa n’aurait jamais pris ces 106 photos du D-DAY, pour la simple et bonne raison que le photojournaliste aurait été victime d’une « crise de nerfs » à Omaha Beach et aurait décampé au bout de 30 minutes seulement. La gaffe du laborantin ne serait que pure invention, sortie tout droit du cerveau de John Harris pour protéger l’image de son magazine et la réputation de Capa. C’est pour cela qu’aujourd’hui, après une enquête certes fournie et minutieuse, qu’A.D. Coleman accuse Robert Capa, John Morris, Life, l’agence Magnum (cofondée par le photojournaliste en 1947), l’International Center of Photography de New York et bien d’autres, d’avoir monté un complot afin de mystifier Capa et d’en tirer profit

Les fameux négatifs
Le photographe Rob McElroy démontre que si les négatifs avaient été détériorés parce que le laborantin trop pressé a augmenté la température de la sécheuse avant de refermer la porte, faisant fondre l’émulsion sur la pellicule, l’ensemble des quatre pellicules aurait été abîmé de manière uniforme. Coleman a d’ailleurs découvert avec surprise  qu’un certain Jim Hughes avait fait part de son incrédulité dès 1986, dans la revue Popular Photography.

De la même manière, une vidéo du Time publiée en mai 2014 montrait un décalage de conservation irréaliste entre les «Magnificent Eleven», presque intactes, et le reste des négatifs complètement blancs. Suite à l’intervention de McElroy, qui s’étonnait d’apercevoir enfin ces négatifs alors que Morris avait mille fois fait part de ses regrets de les avoir jetés en 1944, et surtout,accusé d'avoir créé un faux document, le Time a modifié sa vidéo pour y ajouter la mention «Photographie d’illustration».

Reste que ce qui a été considéré pendant plusieurs mois comme une vaste théorie du complot semble aujourd'hui faire consensus. Notamment depuis que Morris, l'éditeur photo de Life, le plus sévèrement attaqué par l’enquête, a changé de discours à 98 ans en annonçant sur la chaîne CNN en novembre 2014 qu’il se pourrait bien qu’aucune des photographies de Capa n’ait été perdue en juin






Que reste-t-il alors du mythe Capa ?
Il est bien sûr écorné.
Coleman a un ton accusatoire, incisif, qui lui a valu d’être accusé de «cracher sur la tombe de Capa» ou de n’avoir aucune compassion pour le vieux Morris à moins que cela ne soit qu'une stratégie médiatique .

Pour le chercheur en histoire visuelle Patrick Peccatte, qui s’est fait le relais de la polémique en France en publiant une synthèse de l’enquête sur son carnet de recherches Déjà Vu, «il a été difficile d’admettre l’histoire somme toute assez navrante qui se dessine maintenant». Il explique à Libération que «le mythe en a pris un coup, même si cela ne fait pas de Capa un moins bon photographe». «cette affaire ne dit rien de nouveau sur le Débarquement, l’authenticité et la véracité des photographies n’ont jamais été remises en cause».

Pour d’autres, il est hors de question de toucher à la légende Capa. Jean-François Leroy, directeur du festival de photojournalisme Visa pour l’Image, affirme que «Capa reste Capa et restera Capa jusqu’à la fin du monde». Contacté par Libération, il ne cache pas son animosité envers Coleman et sa«monumentale aigreur» : «Capa y était, il a laissé onze photos éblouissantes, pour moi le reste n’est que littérature».


La querelle de chapelle ne semble pas vouée à s’apaiser, d’autant que les deux parties aiment à citer les mêmes mots de Capa, extraits de son autobiographie Juste un peu flou, pour montrer qu’il n’a jamais caché sa peur : «C’était une peur nouvelle, qui secouait mon corps de la tête aux pieds et déformait mon visage […] J’ai tenu mes appareils au-dessus de ma tête, et soudain j’ai su que je m’enfuyais. Je me suis dit, "Je vais juste aller me sécher les mains sur ce bateau"».

La légende d’Omaha Beach n’était qu’un des multiples rouages du «business Capa». De cette fable il faut sans doute retenir que le photojournalisme repose sur des mythes dont Capa n’est qu’un exemple. «Cela n’a rien à voir avec Capa, ni avec Morris ni quiconque personnellement. Il s’agit de certains comportements professionnels», rappelle Coleman à Libération. 70 ans après les faits, il est peut-être temps que les biographes fassent des Magnificent Eleven une nouvelle histoire, celle des seuls instantanés d’Omaha Beach que le grand Capa a pu prendre.

Au fond, la vraie polémique ne porte pas tant sur le fait de savoir combien de minutes Capa est resté au front, s’il a sur-exposé trois pellicules ou a endommagé un rouleau avec de l’eau de mer. Certes, il n’est peut-être pas le reporter de guerre infaillible que l’on a pu décrire, mais il n’en est que plus humain. Dans la seule archive radio où l’on peut entendre le photographe, datant de 1947 et retrouvée en 2013, Capa disait d’ailleurs d’un ton désinvolte : «Il y a tellement d’inventions qui m’entourent que je préfère laisser l’impression qu’elles sont toutes vraies».


Un enquêteur susceptible

Acharné, A.D. Coleman ne supporte pas les avis opposés. Sur Twitter, l’ex critique photo distribue les bons et mauvais points aux journalistes ayant écrit sur le sujet. Libération s’en sort haut la main (« juste », « bien documenté »), le Figaro est toléré (« un avis contrasté »). Quant au Monde (« une nouvelle attaque ») et Télérama… A.D. Coleman a pris en grippe le magazine culturel, ne supportant pas les quelques doutes émis quant à cette hypothèse complotiste. L’homme est allé jusqu’à envoyer une lettre à la directrice de la rédaction de Télérama, pour dénoncer l’égarement de l’auteure de l’article. Une missive bien entendu publiée sur son blog.
Un historien et ancien critique quelque peu susceptible donc.


Mais au final, l’important ne réside-t-il pas dans le fait que Robert Capa se trouvait à Omaha Beach ce jour-là, avec la première vague, et qu’il est l’un des seuls à avoir immortalisé ce moment historique ?


Sources : Dossier Capa réalisé par la synthèse d'articles parus dans Télérama et Libération

Complément :
https://dejavu.hypotheses.org/2298
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