Des pertes prévues aux pertes réelles : une bataille (très) meurtrière ou faut-il relativiser ?

    Le débarquement représente aux yeux d'un large majorité  l'évènement fondamental qui a permis de vaincre l'Allemagne nazie, et, parmi les plages de débarquement, l'une est devenue mythique avec un surnom qui évoque les nombreux morts et blessés
    Les données chiffrées des pertes sont-elles associées à ce mythe?  Il faut donc  mettre les chiffres en perspective, faut-il encore avoir des données "fiables " et comparables...afin d'analyser ce que  représente le débarquement allié du 6 Juin 1944 dans les pertes à divers niveaux : un débarquement, une bataille, une guerre. Ainsi se questionner, le débarquement d'Omaha la sanglante" est-il aussi meurtrier qu'il le parait ?
     Il faut, d'entrée,  bien préciser que faire un bilan "objectif" avec un "comparatif" est impossible à réaliser tant il est délicat d'avoir des chiffres mesurables : souvent, ce sont des pertes qui sont évoquées, parfois des morts, parfois on mélange civils et militaires, les morts en opération militaire, suite aux blessures,  aux privations......Se pose également le problème des limites géographiques et temporelles d'une bataille ou d'un conflit.  De plus les chiffres  sont souvent  différents et/ou incomplets selon les sources et évoluent dans le temps avec le travail des historiens. (cas d'une  plage comme Omaha  ou les pertes sont passées de 3000 à 4700  mais aussi cas du bilan mondial qui est passé de 50 M de morts  à aujourd'hui 75 ou 80 M de morts). Aussi faut-il relativiser les données données (voir ci-dessous l'infographie), qui d'ailleurs selon les sources varient y compris cjhez les historiens réputés.
    Des chiffres douloureux pour les hommes et leur mémoire : quelle perception?
    Les chiffres de pertes et morts imprègnent les nations concernées, les historiens et la mémoire collective.  Il arrive des types de réactions très différentes face à la dure et macabre réalité des chiffres : parfois, on lisse les chiffres, on les occulte car on préfère  les oublier, on préfère commémorer dans la festivité (Normandie Festival) pour ne se souvenir que de l'aspect glorieux de la victoire, on se promène dans les nécropoles que l'on visite comme un jardin pour mieux oublier les 9387 morts présents ; parfois, à l'opposé, on met en relief ces chiffres de mortalité pour bien montrer le "courage" et le "sacrifice" et insister sur telle nation qui a fait beaucoup de sacrifices. 
    Ainsi,  au cinéma, on retrouve ces deux comportements : dans le film "Le jour le plus long" les héros libérateurs, heureux d’aller combattre, débarquent sans trop de difficulté,  sans peur, en pleine forme dans un bel uniforme impeccable et traversent la plage d’Omaha sous quelques timides explosions et coups de feu ennemis. La mort est dissimulée : pas de sang, pas de blessures, tout est filmé de loin, en panoramique.  Les hommes touchés tombent  mollement de façon peu réaliste, les tués semblent dormir. De rares corps jonchent la plage de façon anonyme. C’est un personnage secondaire qui évoque de « lourdes pertes » alors que celles-ci sont  peu visibles à l’écran.



    Dans le film de Spielberg, la représentation est  à l'opposé, filmée en plans serrés, caméra  à l'épaule, et avec une forme de "réalisme"impitoyable. Les GI's  sont courageux mais aussi effrayés par la brutalité extrême de la guerre, ils tremblent de peur, de froid, vomissent avant de débarquer. Les visages sont crispés, apeurés. Le temps est gris pluvieux, on sent l’humidité ambiante. Et, pour Omaha, c'est l'apocalypse pendant près de  25 minutes, le carnage est filmé sous un déluge de fer, de feu, avec du  sang, des blessés et des morts. Cette mort est omniprésente, montrée de façon crue, réaliste avec toutes les horreurs que cela comporte, ainsi on  souffre de ses blessures atroces. On devine les traumatismes à venir.
    Les spectateurs en déduisent vite que le débarquement puis la bataille de Normandie furent l'un des épisodes les plus sanglants et meurtriers de la seconde guerre mondiale : le mythe est justifié. De plus, que reste-t-il aujourd'hui de ce débarquement ? des musées remplis d 'armes et de matériel militaire, de rares sites remplis de bunkers détruits (Pointe du Hoc)  et, partout,  des cimetières. Pour ce tourisme de "mémoire", la mort est omni présente.
    Mesurer la disproportion entre ce qu'apporte la fiction et les chiffres bruts de la  réalité est délicat. Tout est à la fois disproportionné, flou et imprécis, parfois inexact. La mémoire de chacun est marquée par le vécu, l'attitude face à la mort est inégale, la question de la mort du soldat, sujet tabou,  et sa quantification sont sensibles, même le scientifique s'interroge ( voirJL Leleu "Combattre et mourir en Normandie). Néanmoins, depuis  trente ans de nombreux ouvrages d'historiens français et américains  s'y intéressent. On étudie le comportement et la peur de jeunes soldats qui découvrent brutalement la mort,  le traumatisme de la nation, la symbolique des lieux de mémoire. 
    La guerre tue. On oublie trop souvent que la mort  en temps de guerre  fait partie de la réalité, elle est attendue, redoutée et toujours injuste : en effet, la guerre est implacable, elle tue.
    Les militaires prévoient puis mesurent "les pertes". Ce terme de "pertes" prête souvent à confusion,  il génère des erreurs d'appréciation et de comparaison. Les pertes représentent pour l'armée,  les soldats hors de combat : morts, blessés (légers ou graves), malades, capturés et disparus. S'ajoute  la notion de" pertes définitives" qui mesure ceux qui ne pourront jamais réintégrer  l'armée (morts, invalides, traumatisés...), mesure variable selon les armées et le temps. On peut aussi distinguer aussi les pertes au combat et les autres (accident, maladie...).
    Débarquer : des pertes très inégales, parfois très lourdes.
    Ainsi pour le 6 Juin, on estime les pertes globales à 10.000 hommes mais  il semble que le nombre de tués soit de 3000 hommes, les autres seront soignés et la plupart retourneront au combat, d'autres ont été faits prisonniers. 

    Les pertes au débarquement sont très inférieures aux prévisions (12,5%) puisqu'elles oscillent entre   2,5 % à Utah et  5,8% à Juno, Omaha étant l'exception avec des pertes équivalentes aux prévisions, ce qui justifie son appellation "la sanglante". Si les chiffres sont impressionnants, ce bilan reste limité et doit être relativisé et nuancé, ainsi à Omaha ce sont surtout
    - les deux premières vagues qui furent particulièrement meurtrières, ainsi le 116e régiment d'infanterie a connu 80 % des pertes
    -également les sapeurs du génie ont payé un lourd tribut car ce sont des unités débarquées les premières pour dégager les obstacles et déminer. Ces hommes ne pouvaient ni se défendre ni s'abriter correctement, ce furent des cibles faciles. Elles représentent environ 60 % des pertes du génie.
    Les chiffres varient dans le temps et il arrive que des historiens affichent  de nouvelles données, cas pour Omaha. Depuis très longtemps et le plus souvent les historiens reprennent  pour Omaha, le 6 juin, des "Pertes" de 3000 hommes  dont 1000 à 1200 tués. L'historien américain J Balkoski a publié en 2004 aux USA et en 2014 en France  un ouvrage qui donne des chiffres très précis issus de longs et minutieux travaux de recherche sur Omaha.  Pour lui, les chiffres donnés jusqu'à présent sont très en dessous de la vérité ! Il estime les pertes de 4700 h sur 35000 personnes ayant débarqué soit 13 % (jusqu'à 40 % pour certaines compagnie ex Cie A/116th) dont 2000 morts ou disparus. Désormais, ce sont ces données récentes de J Balkoski qui sont retenues, du moins par ceux qui s'informent de l'évolution récente des recherches.(Détails sur http://6juin.omaha.free.fr/6juin_texte/bilan.php. OU sur ce site : https://omaha6juin1944.blogspot.com/2019/01/pertes-americaines.html
    Il est très difficile possible d'établir une comparaison de pertes avec les autres débarquements et d'en tirer des conclusions  tant les conditions sont différentes, de plus les pertes annoncées correspondent souvent  à des  périodes  plus longues que le débarquement en lui même, qui peut d'ailleurs être étalé dans le temps.  Toute opération de débarquement est complexe, et le plus souvent  les pertes sont inégales, et peuvent être parfois très lourdes. 
    Ainsi sur deux plages (V et W) sur six   à Gallipoli, les Ottomans occupent de solides positions défensives (comme à Omaha) et infligent de lourdes pertes aux assaillants. Les soldats émergeant un par un des flancs du River Clyde furent décimés par les mitrailleuses et sur les 200 hommes à débarquer, seuls 21 atteignirent la plage. Les Ottomans  infligèrent de lourdes pertes (60%)  et limitèrent la progression alliée à la côte.
    En 1940,  les conditions de débarquement et de  combat à Narvik sont trop spécifiques pour en tirer des conclusions, tout comme l'échec de l'opération de Dakar qui se résume à un affrontement naval. Le débarquement de Dieppe en 1942 est une opération spécifique "un raid" raté avec des pertes énormes, sur 6086 soldats alliés engagés les pertes sont de 4 397 hommes, soit  72%.
    Si, l'opération Torch est globalement un succès, celui-ci ne doit pas masquer les difficultés de débarquement. Ainsi à Alger, avec une mer agitée dans une nuit noire, les barges surchargées et mal pilotées  s'entrechoquent , se retournent et provoquent des noyades.  L'insuffisance de combattants et matériel  fut une difficulté pour marcher sur Alger dans les délais. A Oran ,  c'est l'armée d'Afrique qui défend  ses côtes avec acharnement, ainsi le port d'Oran ne peut être pris, ni la base de Seina. Au Maroc les unités débarquent  sans grande opposition, mais se heurtent  ensuite à une violente opposition. Heureusement les combats cessent vite,le lendemain  9 novembre  (cessez le feu du Maréchal Juin et Darlan ). Les pertes sont toutefois peu importantes, globalement,  on en compte 1200 chez les alliés et 3300 chez les français.
    En Sicile, dans l'ensemble, les Alliés débarquent sans rencontrer de résistance, les soldats italiens s'enfuient à leur approche ou sont faits prisonniers. Les alliés s'emparent rapidement de leurs objectifs, mais subiront des contre-attaques de division blindée.
    Par contre, en Italie, malgré les bombardements, les objectifs sur les plages ne sont pas atteints et le matériel n’est que partiellement débarqué avec une petite  tête de pont de 6 km de profondeur au lieu de 12. Les contre attaques seront nombreuses  d'autant que l’intervalle entre les plages existe toujours,  les alliés, encerclés par 5 divisions allemandes, envisagent  même  un ré-embarquement . L’aviation alliée avec l'appui d'un feu naval intense permettra de s'en sortir.  Durant ces opérations, les Alliés perdirent 15 000 hommes et les Allemands 8 000.
    Plus tard à Anzio, le scénario est différent, le débarquement s'effectue comme à Salerne, sans trop d'opposition (perte de 110 hommes)  avec l'établissement d'une tête de pont  qui sera  vite bloquée par l'arrivée de renforts allemands.

    Ainsi, pour les pertes humaines,  le débarquement de Normandie n'est qu'un débarquement parmi tant d'autres. Certaines plages normandes de débarquement se révèlent relativement faciles, d'autres sont meurtrières, comme ailleurs, dans le passé proche. Mais la  plage américaine d'Omaha restera dans les esprits comme une plage sanglante, ce qu'elle fut. On a oublié Dieppe mais pas Omaha car le symbole est tout autre. C'est une plage américaine où le scénario des évènements est épique : de l'horreur, du courage, un ré-embarquement envisagé, un retournement de situation, et enfin une plage conquise qui  permettra la victoire finale. Enfin un débarquement américain bien réussi que l'on saura mettre en valeur pour faire resurgir les valeurs d'un pays qui veut montrer à tous qu'il est le vainqueur de cette deuxième guerre mondiale. Il l' a payé cher et n'oublie pas de le rappeler même si  les alliés soviétiques ont eu des pertes beaucoup, beaucoup plus importantes...

    Conclusion : Globaliser les pertes
    Pour la globalité de la guerre, les américains ont des pertes globales d'1 million d'hommes dont 40% de morts (400.000 dont 392.000 tués au combat)
    Le bilan militaire de la seconde guerre mondiale est avec 25 M de tués beaucoup plus lourd que la première guerre mondiale avec 10M de morts, mais la répartition est totalement différente. Pour la France, 1,5 M de morts pour la première GM et 200.000 pour la deuxième ; l'Allemagne passe de  2 M à 5 M de morts ; le pays qui a les plus fortes pertes est l'URSS avec  10 à 12 M de morts, ce que  l'on oublie trop vite, de même que les lourdes pertes en Chine (3 M) et au Japon (2 M). Aux pertes militaires, il faut ajouter les lourdes pertes civiles : 15 M en URSS, 6 M en Pologne,  3 M en Allemagne et 0,3 M en France, y compris les 6 M de morts de la Shoah.
    Si l'on doit retenir l'aspect le plus important dans le bilan humain de cette deuxième guerre, c'est l'importance des pertes de l'Armée rouge soviétique. Le système stalinien ne recule devant rien pour atteindre un objectif, le prix humain importe peu, l'armée  stalinienne est certainement celle qui a le plus souffert de la guerre avec environ 10 M de militaires morts (les archives sont lacunaires) dont la moitié morts au combat et  15 M de pertes civiles dont  plus de  7 millions en Russie (43% en raison de la famine). Tous ces chiffres sont effrayants et font relativiser les autres pertes. 



    CHIFFRES & INFOGRAPHIE

  • DES CHIFFRES
     A savoir, l'armée donne des chiffres toujours basés sur la notion de  "pertes" qui englobent morts, blessés, disparus : tous ceux qui  sont "perdus" pour le combat". 
    Dans tous les cas les sources sont souvent incomplètes et divergentes.

DEBARQUEMENT DU 6 Juin 1944
154.215 hommes (5 divisions d'infanterie et 3 divisions aéroportées) sont débarqués le jour J,
 dont 10 470 seront tués, blessés ou portés disparus

Utah : 23.250 hommes et 15.500 parachutistes américains
Omaha: 34.000 hommes
Gold: 24.970 hommes
Juno:
21.400 hommes
Sword: 28.845 (dont 177 Français) et 6250 parachutistes Britanniques entre l'Orne et la Dives.

LES PERTES au débarquement
             pertes prévues par les alliés= 12,5%
Utah : 2,5% soit 589 hommes et 1725 parachutistes (11%)
Omaha: 10,7% soit 3686 hommes (pour J Balkoski, pertes de  4700 hommes soit 13,5%)
Gold: 4,1 % soit 1023 hommes
Juno: 5,8% soit 1242 hommes
Sword: 4,5 % soit 1304 hommes et 650 parachutistes (10,4%)
(pertes très variables selon les secteurs de plage et beaucoup plus fortes pour les premières vagues)

Allemands: 18% soit environ10.000 hommes

LES PERTES de la bataille de Normandie (7 juin-31 juillet)
-78.000 morts et 258.000 blessés, 198.000 prisonniers
et 35.000 civils tués
=> 900 à 2300 morts alliés par jour (jusqu' à 6000 allemands, poche de Falaise)

Anglais : 17.000 morts, 62.000 blessés, 5000 prisonniers
Américains :26.000 morts, 91.000 blessés, 8000 prisonniers

Civils: 15.000 morts (bombardements et 20.000 morts (combats)

Allemands :35.000 morts, 105.000 blessés, 185.000 prisonniers

D'AUTRES BATAILLES & BOMBARDEMENTS meurtriers
(uniquement quelques exemples)
- 20 au 25 août  1914 : "la bataille des frontières" perdue par la France, avec 40.000 soldats français morts et, en particulier le 22 août 1914 fut la journée la plus sanglante de l'histoire de France avec 27.000 soldats français tués 
-21 février au 18 décembre  1915 : bataille de Verdun avec 163.000 morts  français et  143.000 morts allemands

-Bataille de France  du 10 mai au 22 juin 1940 avec  59.000 morts français et 27.000 allemands
-Pearl Harbor, le 7 décembre 1941. Pertes de 2403 hommes en une journée et destruction de  plus de  300 avions américains et 15 navires
-Stalingrad du 17 Juillet 1942  au 2 février 1943 bataille pour  contrôler la ville de Stalingrad .Pertes de 1.400.000 russes dont 1/4 de civils et pertes de 450.000 allemands  et 110.000 prisonniers.
-Bataille de Koursk oppose, du 5 juillet au 23 août 1943, les forces allemandes aux forces soviétiques, à la limite de l’Ukraine. les pertes sont  de 1,9 millions de russes  (3900 par jour) et 900.000 allemands
-Goodwod:  18-19 Juillet 1944 : bataille de chars à l'est de Caen, les britanniques perdent  500 blindés sur 750 et 3800 hommes (6000 wikipédia)
-Bataille d’Iwo Jima en février et mars 1945.  Pertes de 26500 soldats américains dont 6821 tués et plus de 20.000 morts japonais.
-Bombardement de Dresde,  le 13 février  1945 : 25.000 morts sur 740.000 habitants
-Bombardements atomiques américains au Japon, les 6 août et 9 août 1945 sur Hiroshima (340 000 habitants) et Nagasaki (195 000 habitants) font à Hiroshima de 100.000 à 170.00 morts et à Nagasaki de 60.000 à 80.000 morts
-Shoah :5.700.000 morts soit 58% de la population juive européenne

GLOBALISATION: 2° GUERRE MONDIALE
(Source :Infographie de J Lopez Ed Perrin)
Pertes totales
MONDE: 75 M de morts dont 26 M de militaires et 49 M de civils

dont URSS : 28 M, Chine 15 M, Allemagne: 8,6M, Pologne 6,5 M,  Japon 3,3 M (...) France: 0,5 M,  RUni 0,4M, USA 0,4 M)
Pertes militaires
URSS: : 9,2 M
Allemagne : 5,3 M de morts
Japon: 2,5M
RU et commonwealth : 0,516 M
USA: 0,416 M
France: 0,218M

  • INFOGRAPHIE
(source)