Echec prévisible des bombardements

"Vous serez appuyés par une puissance de feu encore jamais vue, aérienne, navale, terrestre qui réduira les allemands en bouillie"  avaient prédit  les officiers dont Bradley, toujours optimiste et présomptueux, qui évoquait  "le plus grand spectacle sur terre" et précisait "On y arrivera facilement. On aura juste à marcher sur la plage" car il était nécessaire que la plage soit intacte de cratères afin que le matériel et les hommes puissent circuler rapidement, sans embouteillage.
Ce matin du 6 juin, pendant l'approche finale des navires, les bombardements aériens devaient détruire les défenses allemandes d'Omaha.
"Toute maison ou construction ayant des vues sur la plage doit être détruite, ainsi que toutes les casemates" (CR Overlord du 3/02/44)

Les bombardements devaient se faire  en 30 minutes avant que ne débarque la première vague à 6H30 donc juste après l'aube, avec une lumière faiblarde, un ciel très couvert, une mer très agitée. Ces mauvaises conditions avaient déjà été remises en cause par les canonniers de la marine et les aviateurs estimant leur mission difficile à réaliser car il fallait des tirs de grande précision et à  courte portée pour détruire les bunkers allemands bien camouflés dans les angles des vallons sur la plage. Déjà l'expérience des bombardements aériens de "précision" sur l'Allemagne  s'étaient révélés décevants, pourtant il s'effectuaient de jour, et avec des viseurs "Norden". Ils ne furent pas entendus et les aviateurs savaient pertinemment que leur mission serait particulièrement délicate d'autant que leur attaque était perpendiculaire à la plage, ce qui est très, très surprenant et incompréhensible.


Le bombardement aérien était parfaitement planifié, la 8th Air Force et sa 2d Bombarment Division, soit 450 B-24 était constitué en 75 escadrilles de 6 bombardiers avait treize objectifs précis : chaque versant des  vallons  qui donnaient sur la plage, chacun était couvert  par 6 escadrilles qui devaient larguer  90 à 130 tonnes par objectif. 
 Les quadrimoteurs B-24 devaient bombarder durant trente minutes ;  en fait  la formation, en vagues serrées inhabituelles, sans lumière, à une altitude élevée ne pouvait bombarder avec précision, ce fut un cauchemar pour les aviateurs d'autant que les troupes des chalands étaient  à 3000 m des cibles !  "on risquait de tuer plus d'américains que d'allemands"
Un avion  B24 possédait environ 50 bombes de 50 kg explosives par fragmentation pour éviter les cratères pour ne pas gêner véhicules sur plage. Seuls  20 appareils  leaders étaient équipé des radars H2X "Mickey" qui donneraient le top du largage, aussi  un signal fumigène indiquerait aux autres avions de larguer leurs bombes.
Escadrille de B24

Ce matin là, les pilotes durent redoubler de prudence et de précautions car la couverture nuageuse était très dense, ils craignaient de larguer des bombes sur les unités qui s'approchaient aussi   il fut décidé de  retarder le largage de 5 à 30 secondes (ce fut souvent 20/30 sec) or, si la vitesse du B-24 est  de 346km/h, il avance de 100m/sec donc  l'approximation liée au retard est d'environ 3km ! La moindre dérive assure une imprécision énorme.
Au total, seulement  1300 tonnes de bombes explosent mais "aucune bombe ne fut lâchée sur Omaha pendant l'assaut !"... presque toutes tombèrent  à 3 à 5 km à l’intérieur puis que l'attaque était perpendiculaire à la plage (Nord vers le Sud)
L'échec fut  total, d'ailleurs  117 B-24 reviendront les soutes pleines...  Les bombes  ont détruit quelques quelques habitations sur Louvières et Vierville, touchèrent quelques  paysans  (à Louvières une trayeuse et un de ses jeunes fils furent tués) et beaucoup de vaches à Formigny  et Surrain. Il est aujourd'hui impossible de savoir où exactement ces bombes perdues arrivèrent exactement.
Et les pilotes ne se rendent compte de rien !



Un bombardement naval  de 35 minutes devait aussi se réaliser de 5H58 à 6H31, à la lueur de l'aube afin que les navires distinguent les cibles,  et, avant la première vague. Soixante  objectifs précis du littoral d'Omaha avaient été identifiées afin de  détruire les casemates et défenses allemandes du "mur de l'atlantique". Chaque cible était  était parfaitement renseignée, numérotée,  détaillée (villa, casemate...) avec les coordonnées précises sur les cartes.
Il est réalisé par  18 navires de guerre dont 11 de l'US Navy comme les  deux  cuirassés USS Texas et Arkansas, les quatre croiseurs dont deux  français positionnés à  environ 6,5 km de la côte et les  douze destroyers positionnés à  5 km de la plage qui doivent  détruire les positions fortifiées (WN) sur les rebords du plateau. Deux avions Spitfire devaient survoler la plage afin d'indiquer par radio l'efficacité des tirs.
Cuirassé Arkansas à Omaha

Le timing sera décalé car dès 5h30, les  allemands de la batterie de Longues ouvrent le feu... aussi de
5h40 à 6h24 les  obus de la flotte passent au dessus des barges  des Gi's pour  arriver sur le littoral
Le Texas, de 5h50 à 6h30, tire 236 coups de 350 mm vers la pointe du Hoc et 190 coups de 125mm vers Vierville
 Un second groupe de  chalands armés de fusées et artillerie doit s'approcher suffisamment de la rive pour  également viser la côte. Il comprend  16 LCTA blindés  qui doivent  débarquer des chars  Sherman qui peuvent déjà  tirer depuis la mer, 9 LCTR modifiés qui possèdent des rampes de lancement pour 1080 fusées de 125 mm tirées en continue à 2,5 km de la plage  dont l'objectif est de détruire barbelés et obstacles en un feu continu juste avant le débarquement de la première vague.
LCTR tirant des roquettes

Or les navires LCT qui ont déjà beaucoup souffert de la traversée de la Manche durent affronter des   difficultés nombreuses, en particulier la gêne occasionnée par  les manœuvres des navires dans une mer houleuse, nécessaires pour  régler la visée !
Tous ces navires pilonnent la côte d'Omaha avec leurs obus, mais la visibilité est quasi nulle en raison du manque de clarté et surtout à cause de la fumée et poussière qui envahit tout le littoral.
Le bilan du bombardement naval est décevant, c'est encore un échec total avec des obus qui arrivent juste à l'arrière des villages et sur les prairies situées 1 ou 2 km derrière, en effet tous les tirs de l'artillerie navale étaient beaucoup  trop longs : 2000 obus sont tirés mais tous les WN sont intacts !   Les 9000 fusées rocket vont... dans la mer ! Une seule bombe frôle le WN 62,  par contre  un obus détruit la boulangerie de Vierville qui tue  un employé et un bébé.
Les défenses allemandes sont intactes.
Les allemands présents ont eu une frayeur terrible... mais en dehors de la poussière, du bruit, de la fumée, tout est intact ! toutefois, il faut noter davantage de  réussite sur la batterie de Longues et surtout sur la pointe du Hoc.
Le soleil se lève, les Gi's, prêts  à débarquer, qui  ont vu et entendu les bombardements sont rassurés, de plus la fumée leur cache la côte en leur faisant espérer que les allemands ne les verraient pas et que les trous de bombe leur permettraient de s'abriter : tout doit doit être détruit...pense t-on, d'ailleurs Eisenhower avait dit  dans son discours du jour J : « Ne vous faites pas de souci à cause d'avions au-dessus de vous. Ce seront les nôtres. » et les Gi's dans leur chaland déclaraient "bombes et obus ont créé un sacré bordel sur le rivage"



Les résultats  sont catastrophiques. Bradley s'exprime : "Ce n'est que plus tard que nous apprîmes que la plupart des 13.000 tonnes de bombes lâchées par ces lourdingues s'étaient abattues sans dommage dans les haies à 5 km  derrière la plage".
Pourtant les américains avaient déjà connu un échec similaire sur l' atoll de  Tarawa en  novembre  1973  où un bombardement naval de  trois heures  avait  à peine ébréché les défenses japonaises.

Ces bombardements qui devaient permettre aux Gi's de débarquer dans de relatives bonnes conditions sont la cause principale  des difficultés du débarquement à Omaha et donc des fortes pertes. C'est d'autant plus grave que chacun savait que cette plage par sa configuration géographique  spécifique et totalement différente des autres plages nécessitait un bombardement efficace.
Cet échec semble incompréhensible d'autant que le commandement savait, par expérience sur l'Allemagne et par  les répétitions de bombardement préparatoires que la précision des bombardements aériens était très insuffisante, et avait indiqué qu'il fallait "s'adapter ou mourir".  Bradley était persuadé de la réussite des bombardements qui devaient "écrabouiller les défenses allemandes" et laissait les détails techniques aux aviateurs, or  la stratégie du 6 juin n'avait rien à voir avec  un bombardement classique: horaire (manque de clarté), délais (30mn), navigation (au-dessus des nuages), concept de rassemblement des avions (type de formation en vagues serrées qui se sont disloquées dans les nuages). Et plus grave, la nature des bombes imposées par Bradley afin de ne pas produire de cratères, étaient légères (50 kg)  explosives à fragmentation,  mais n'avaient aucun effet sur les structures bétonnées ;  elles étaient donc montées avec des fusées instantanées qui émettaient un souffle horizontal pour détruire les obstacles (champs de mines, barbelés, obstacles). Ces bombes de 50 kg étaient de toute façon trop faible en puissance pour agir efficacement car elles détruisaient au mieux une structure (non bétonnée) dans un rayon de 13 mètres. Un allemand à l'abri dans sa casemate ne craignait rien.  En voyant aujourd'hui l'impact des bombes classiques sur la Pointe du Hoc, on comprend mieux  d'une part, l'inefficacité du bombardement aérien à Omaha avec ce type de bombe, d'autant qu'il fut très, très imprécis et , d'autre part, les conséquences des énormes trous de bombe pour sortir du gros matériel de la plage.  Le dilemme stratégique était réel : Bradley a imposé son point de vue.
Et donc, les chances  de réussite étaient quasi nulles et les aviateurs le savaient, d'autant  qu'un manque de coordination  et de compréhension existait  entre les différentes unités aériennes, la marine, et  l'armée de terre.
Le bombardement naval, pour d'autres raisons fut aussi un échec: des navires, trop éloignés du rivage, font des tirs beaucoup trop longs sans s'en rendre compte puisque la côte n'est que fumée et poussière, des cibles (WN) bien cachées dans les angles des vallées,   les autres  tirs  à partir  de LC instables et difficiles à manœuvrer dans une mer très agitée tombent dans la mer.
Il faudra, en fin de matinée, que les navires s'approchent suffisamment du rivage pour qu'ils jouent enfin leur  rôle : détruire avec précision les bunkers et permettent la réussite du débarquement.

Le bombardement ne servit qu' à démoraliser les troupes allemandes qui ont subi bruit et terreur pendant  trente minutes et  à redonner un moral illusoire aux premières vagues qui vont connaître l'enfer.

Que conclure de ce pitoyable échec des bombardements ?  lorsqu'ils sont évoqués, ils sont peu analysés surtout un bilan est rarement indiqué y compris par J Balkoski, et J Quellien (20 lignes sur les bombardements à Omaha). Il faut aussi noter que l'historien américain , dans sa conclusion,  indique :
"il faut éclipser les spéculations sur l'efficacité réelle du bombardement aérien et naval, eut-il duré plus longtemps et avec plus de précision". Pour lui ce qui importe avant tout c'est "qu'il fallait lancer les troupes à l'assaut jusqu'à ce que ça passe et c'est exactement ce qui arriva"
 et il  précise que le mérite en revient à Bradley et Gerow qui ont "respecté coûte que coûte l'exigence déplacer  le maximum de troupes sur la plage avant la nuit".

Cette analyse ne nous satisfait pas.
En effet, le simple bon sens suffit pour comprendre que cet échec sera la cause principale des difficultés, drames et lourdes pertes américaines à Omaha. L'armée américaine  (et son historien) ne veulent pas  mesurer ces erreurs, ni en  analyser l'impact, ni en affiner les responsabilités, estimant  que le plus important était la réussite globale du débarquement sur la plage la plus difficile. Les décisions douteuses et les échecs prévisibles  ne sont donc pas remis en cause.

Anthony Beevor n'hésite pas à dénoncer les erreurs du haut commandement américain. A la question "Le génie du haut commandement doit-il être revu à la baisse?" il répond : "Non, mais des erreurs ont été incontestablement commises, dont la plus grave est un excès de confiance vis-à-vis des généraux qui commandaient l'aviation. Ces derniers prétendaient être capables de larguer une bombe dans un baril de cornichons. En Allemagne, en moyenne, 5% des bombes seulement tombaient dans un cercle de 5 kilomètres autour de l'objectif, le reste détruisait un espace très vaste. A Omaha Beach, en refusant de suivre la ligne de la côte, l'aviation a pris une décision lourde de conséquences. En venant directement de la mer, puis en attendant quelques secondes pour épargner leur propre camp, les avions alliés ont largué des masses de bombes à l'intérieur du pays, sur les villages et les fermes. Churchill était très préoccupé par ces dommages. Apparemment 15 000 civils ont été tués pendant la seule phase du débarquement, au cours des opérations qui consistaient à détruire, en arrière du front, les ponts et les voies de communication sur la Seine et la Loire. Il faut y ajouter 20 000 morts durant la bataille de Normandie proprement dite ; ce qui fait 35 000 victimes au total. C'est énorme et très choquant."

Quelles conséquences en tirer aujourd'hui ?  d'une part la nécessité de démythifier en insistant sur cet échec  que l'on a tendance à passer sous silence, ou du moins, à  minimiser et, d'autre part,  se méfier de son utilisation pour encore plus mythifier Omaha puisque, malgré cet échec, le débarquement a réussi. Mais  à quel prix.
Le général Eisenhower  a reconnu, plus tard   :"Tout ce qui était susceptible de rater a raté"