Une première vague composée de repris de justice?

Régulièrement on entend dire (mais on ne le lit jamais) que les premières vagues étaient composées uniquement de types bizarres et drogués ! C'est une rumeur qui est transmise oralement  car, pour beaucoup, avoir le courage de débarquer à Omaha nécessitait de l'inconscience aussi faut-il trouver des substituts qui rassurent. Cette explication simplifiée est rassurante ce qui justifie  son succès, on continue de la raconter d'autant  qu'il y a derrière cela un parfum de scandale dans les choix de l'armée américaine... Cela fascine et passionne quitte à utiliser le conditionnel "on raconte... on dit..."
S'il est difficile, voire impossible, de donner des explications, on peut essayer de trouver une origine  qui aurait pu être tronquée et déformée. 




Donc, les premières vagues auraient été composées d'éléments qui n'avaient plus rien à perdre... ainsi évoque- t-on la présence de gars sortis de prison, des prisonniers de droits communs condamnés à de lourdes peines, et pire, de condamnés à la peine de mort. Bien sûr, on leur promettait d'effacer leur condamnation au cas où ils survivraient de l'enfer qui les attendait et avant d'embarquer, ils avaient reçu les derniers sacrements.
Pour les autres, ils étaient bourrés de médocs ou tout simplement ivres par l'alcool qu'ils avaient consommé.
Ces inepties ne sont même pas dignes d'un mauvais film (1). Aucune source n'a jamais évoqué cela. La question est de savoir pourquoi certains le disent et d'autres, bien sûr, le répètent. 

Trois thématiques sont à approfondir :  la présence de condamnés,  des médicaments pour droguer, des aumôniers pour les derniers sacrements.

Gi's entassés sur un LC



Tous les GI's qui ont débarqué sont égaux, selon  leur compagnie, leur bataillon, ils ont été répartis  dans des unités sans qu'aucun tri ne soit réalisé. Un plan général a été conçu avec des objectifs précis, minutés et localisés, pour chaque unité. Seul le hasard intervient. La première vague est composée de  1550 Gi's répartis  sur 50 petits chalands qui embarquaient au moins 31 soldats qui avaient la lourde charge, et ils en avaient conscience,  d'affronter, les premiers, les allemands. Comment peut-on imaginer de mettre en première ligne des incompétents tout justes sortis de prison dont la principale motivation aurait été de déserter à la première occasion ?
Nous ne voyons qu'une seule  cause qui pourrait être éventuellement  à l'origine de cette rumeur. En effet, parmi les  177 commandos français du commando Kieffer ayant débarqué à Ouistreham le 6 juin, se trouvait un "ancien repris de justice". On trouve dans les ouvrages  consacrés  à ce commando ces descriptions :
"Parmi eux, des Alsaciens, des Bretons, mais aussi des natifs de Nouvelle-Calédonie ou d’Algérie qui sont ouvriers, bourgeois, repris de justice, curé… ou encore lycéens"
"Il y avait de tout, des intellectuels, et puis des gens très frustes. Je me souviens par exemple d'un garçon délicieux qui portait sur le front le tatouage " Pas de chance ". Il s'appelait Boulanger, on l'appelait La Boulange."
Et "La boulange" était le fameux repris de justice, ce qui est  expliqué dans l'ouvrage "177: Ces Français du jour J" de Jean-Yves Le Naour. Voir cet extrait




Pour ce qui est de l'aspect "médicament", certains GI's ont effectivement consommé de la Dramamine, un médicament contre le mal de mer.  Il faut aussi savoir qu'au petit déjeuner, les GI's avaient eu droit à un copieux repas :  petits pains chauds, saucisses, œufs, café que l'estomac noué par l'anxiété du départ devait déjà digérer. Ensuite  les conditions de la  traversée de la Manche ont été épouvantables car la mer était démontée avec des creux de  2 mètres et un vent de 5 Beaufort.. De très nombreux  Gi's, entassés, ballotés, reniflant les gaz des moteurs ont donc été malades, tous vomissaient: "
les barges ruaient comme des chevaux sauvages et puaient le vomi". Le fils du GI Giesbert écrit : "La vérité de l'héroïsme, c'est d'abord son odeur. Le 6 juin 1944 ... papa sentait le vomi. Il en avait partout... Il avait passé des heures sur son bateau à rendre tripes et boyaux dans son casque".




Pour les "derniers sacrements", il faut évoquer la présence d'aumôniers et prêtres au débarquement, ce qui surprend certains. Selon les règles de la guerre, ces hommes, incroyablement courageux, ne pouvaient pas porter toutes les armes au combat. Cependant, ils étaient très appréciés et respectés par les différentes unités qu'ils servaient. Ils  ont joué un rôle important, bénissant, écoutant, prenant soin des âmes. Au service de leurs frères, certains n’ont pas hésité à se mettre courageusement en première ligne afin de dire la messe, jouer leur rôle de pasteur auprès des soldats actifs et blessés, donner les sacrements aux mourants et prier pour les morts.
Les aumôniers alliés ont subi le deuxième taux de pertes le plus élevé de tous les groupes de la Seconde Guerre mondiale 

Un aumônier militaire américain, portant l’étole violette de la pénitence, reçoit la confession d’un soldat américain qui semble gravement blessé sur son brancard. 
La légende succincte indique que le prêtre « administre l’Eucharistie et les derniers sacrements »

Les éléments donnés ci-dessus ne sont que des pistes très relatives de tentative d'interprétation, du moins de trouver un point de départ. Ces rumeurs ne sont pas le fruit d'un complot mais plus simplement de "paroles en l'air" mal interprétées et propagées par méconnaissance ou naïveté. On ne peut pas s'identifier à ces valeureux Gi's, ils ont trop de courage, alors on préfère croire qu'ils n'étaient pas des hommes  ordinaires. Et pourtant, ils n'étaient que  de simples jeunes hommes engagés qui ne savaient pas trop ce qui allait leur arriver.
 

(1) S'agit-il d'une trop forte influence du film "Les grandes Gueules"  de R Enrico qui met en scène des repris de justice !  ou du film  "Un taxi pour Tobrouk" sûrement pas... Même Tarantino  dans  "Inglourious Basterds"  montre que  les criminels sont bien les allemands et non pas les héros juifs  caricaturaux  qu'il présente.