Olivier Wieviorka Interview


VIDÉOS. Les derniers secrets du Débarquement

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A bord d'une péniche de débarquement, quelques minutes avant d'aborder Omaha Beach, dans la matinée du 8 juin.
A bord d'une péniche de débarquement, quelques minutes avant d'aborder Omaha Beach, dans la matinée du 8 juin.
 
© Conseil régional de Basse-Normandie/National Archives USA

Enquête, documents: loin du récit magnifié, L'Express revient sur l'opération Overlord, ce moment clef de la Seconde Guerre mondiale que décrypte Olivier Wieviorka, professeur à l'Ecole normale supérieure de Cachan et auteur d'une Histoire du Débarquement en Normandie.

Le 6 juin 1944, Overlord fut une extraordinaire opération logistique, économique, diplomatique, militaire, freinée par les dissensions du haut commandement allié, les erreurs tactiques, la souffrance psychique des combattants...  

Olivier Wieviorka, professeur à l'Ecole normale supérieure de Cachan
Olivier Wieviorka, professeur à l'Ecole normale supérieure de Cachan
© B. Klein/Service de presse

Que commémore-t-on le 6 juin?
Tout dépend des années et des intentions des hommes politiques. Depuis 1984, les commémorations du Débarquement, encore appelé "opération Overlord", célèbrent le prélude à la paix, la libération de l'Allemagne du nazisme ou encore le début de la construction européenne. Mais, avant cette date, les autorités françaises ne se préoccupent guère de cet anniversaire, de crainte d'accorder le premier rôle aux Alliés et de minorer la participation de la France à la victoire. Les manifestations sont alors à tonalité militaire et essentiellement anglo-américaines - elles sont d'ailleurs un moment présidées par le général Bradley, l'ex-commandant de la 1re armée américaine -, et les chefs d'Etat en sont absents. En pleine guerre froide, il s'agit surtout de souligner que si la guerre a été remportée, à l'est, à Stalingrad, elle l'a été aussi à l'ouest. Autrement dit : les Soviétiques ne sont pas les seuls artisans de la victoire sur le Reich 
Qu'a eu de particulier la cérémonie du 40e anniversaire du D-Day, en 1984?
Cette année-là, François Mitterrand invite Ronald Reagan, la reine Elisabeth II et le prince Philip. Pour le président socialiste, antigaulliste viscéral n'ayant pas totalement rompu avec sa "jeunesse française", l'occasion est trop belle de célébrer avec faste les thèmes de la paix et de la construction européenne. Dix ans plus tard, le chancelier Helmut Kohl ne se rend pas à Omaha Beach, refusant d'exalter une bataille "au cours de laquelle des dizaines de milliers d'Allemands ont péri". Il faut attendre 2004 pour que son successeur Gerhard Schröder déclare : "La victoire des Alliés n'est pas une victoire sur l'Allemagne, mais pour l'Allemagne", libérée du nazisme.  

Cinq ans plus tard, Nicolas Sarkozy donne une nouvelle inflexion à la cérémonie en mettant l'accent sur le lien transatlantique. Après avoir invité le seul président américain, Barack Obama, il se ravise et accueille les Premiers ministres britannique et canadien ainsi que le prince Charles. A l'origine anglo-américaine, la commémoration prend une dimension universelle. Elle est, en outre, de plus en plus médiatisée. Le 70e anniversaire du jour J, qui réunit cette année Barack Obama, Elisabeth d'Angleterre, Angela Merkel et Vladimir Poutine autour de François Hollande, devrait s'inscrire dans cette même veine. 


Pour la première fois cette année, un hommage officiel sera rendu aux 3000 victimes civiles du 6 juin. Pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps?
Le sort des civils, évidemment connu des familles et des villages, n'a eu, jusqu'à une date récente, qu'une reconnaissance publique limitée. Symboliquement, le monument aux morts du bombardement de Caen a été scellé dans le cimetière, non dans le centre-ville. Quant aux Normands, ils ont évité de se présenter en victimes, parce qu'ils ont eu la chance d'être libérés les premiers. Toute plainte de leur part aurait paru déplacée et aurait semblé critiquer la stratégie angloaméricaine, tout en menaçant un tourisme de mémoire. Finalement, la parole ne s'est libérée qu'en 2004. Pour ne donner que ce seul exemple, des émissions de France Bleue ont, lors de veillées, donné la parole aux Normands pour qu'ils racontent leur guerre. 


Pour l'historien, quelle est la place du 6 juin 1944 dans la Seconde Guerre mondiale?
C'est une opération importante et fructueuse, puisqu'elle débouche sur une libération assez rapide de l'Europe de l'Ouest. Elle n'est pas décisive pour autant puisqu'elle n'est pas directement responsable de l'effondrement du régime nazi. La guerre, il faut le répéter, a été gagnée sur le front russe. L'opération Bagration, l'offensive militaire lancée par l'Union soviétique le 22 juin 1944, est de plus grande ampleur. En moins de deux mois, sur une ligne de front de 1000kilomètres, l'Armée rouge s'enfonce sur 600 kilomètres et inflige l'une de ses plus cuisantes défaites à la Wehrmacht. Le Débarquement n'en reste pas moins un tournant, puisque Hitler doit désormais combattre sur trois fronts : l'Italie, la Russie et, donc, la Normandie. 


L'opération Overlord a une longue genèse. A l'hiver 1941-1942, les Soviétiques, bousculés par l'opération Barbarossa, lancée le 22 juin, amputés de 40 % de leur territoire et du coeur de leur production industrielle, en soufflent l'idée aux Alliés...
A cette date, le Kremlin appelle de ses voeux l'ouverture d'un second front pour soulager l'URSS de la pression allemande. Les Alliés sont divisés. Churchill hésite. La bataille d'Angleterre a été gagnée, mais l'Empire se délite. Le blocus maritime assuré par la Navy ainsi que le rôle joué par la RAF, bientôt engagée dans une campagne de bombardement stratégique contre l'Allemagne, sont les principales armes de Londres contre Berlin.  


Staline, Roosevelt et Churchill, lors de la conférence de Téhéran, en novembre-décembre 1943, où fut prise la décision de débarquer en Normandie.
Staline, Roosevelt et Churchill, lors de la conférence de Téhéran, en novembre-décembre 1943, où fut prise la décision de débarquer en Normandie.
© Bettmann/Corbis
Le regard de Churchill se tourne vers l'Afrique du Nord, car ce débarquement dispenserait la Couronne du grand détour par le cap de Bonne-Espérance pour acheminer hommes et matériel depuis les îles britanniques jusqu'aux différents champs de bataille. Finalement, Staline n'a que l'oreille de Roosevelt. Paradoxalement, pourrait-on dire, puisque après l'attaque de Pearl Harbour, le 7 décembre 1941, l'Amérique aurait pu désigner le Japon comme son adversaire principal, sentiment d'ailleurs majoritaire chez les Américains. Mais le Pentagone défend une autre analyse : la défaite du Reich représente une étape préalable à celle de l'empire du Soleil-Levant. 
Une fois le principe du "second front" acquis, sa signification change au début de l'année 1943...
Parce que la situation sur le terrain n'est plus la même. Après la victoire de l'Armée rouge à Stalingrad, le 2 février 1943, puis le revers des divisions blindées de la Wehrmacht à Koursk en juillet, le risque n'est plus l'effondrement de l'URSS, mais son expansion à l'ouest, au coeur de la vieille Europe libérale et démocratique d'avant-guerre. Dans cette optique, le Débarquement constitue une opération à la fois pour vaincre l'Allemagne nazie et, même si ce point reste secondaire, pour bloquer l'expansionnisme soviétique. 
Quelle définition donnez-vous du Débarquement : une mobilisation économique extraordinaire, une campagne de désinformation d'envergure, une prouesse logistique?
Le Débarquement est d'abord une prouesse logistique, son objectif étant de déverser à terme 1500 000 hommes et leur matériel sur le continent. D'ailleurs, le général Eisenhower est nommé à la tête de l'opération pour ses compétences logistiques. C'est aussi une aventure humaine : l'état-major doit gérer la délicate cohabitation entre soldats américains d'une part, civils et militaires anglais de l'autre, qui vivent ensemble dans les îles Britanniques, entre soldats blancs et noirs, dans une armée où les préjugés racistes sont forts, etc.  
Mais l'opération n'est rendue possible que par une extraordinaire mobilisation de l'appareil productif. En 1944, l'économie de guerre américaine double à elle seule les productions allemande, italienne et japonaise cumulées. En trois ans, l'industrie des Etats-Unis produit 170000avions, 90000chars, 65000bateaux de débarquement, 1200 bateaux de guerre, 320000 pièces d'artillerie... Les effectifs de l'armée américaine passent de 139000hommes à plus de 8 millions. Il est vrai aussi que la désinformation joue un rôle central. L'objectif est de conforter les Allemands dans leurs préjugés, à commencer par le principal : le Débarquement aura lieu dans le Pas-de-Calais. Fortitude, opération alliée de désinformation et de diversion de grande ampleur, s'est appliquée à jeter le trouble chez l'ennemi. 
Précisément, les tensions sont très fortes au sein de l'état-major de la Wehrmacht. Pour quelles raisons?
La principale divergence stratégique oppose Rommel à Rundstedt. Le premier veut rejeter à la mer les Alliés à peine débarqués et engager la bataille sur les plages. A cela, Rundstedt rétorque que, dans l'ignorance du lieu où se produira le choc, rien ne sert de stationner des troupes de manière aléatoire. Mieux vaut laisser les Alliés débarquer puis s'enfoncer sur le territoire français, avant de les anéantir. Cette divergence n'est pas tranchée à la veille du Débarquement, empêchant l'état-major allemand d'avoir une réponse stratégique claire. S'ajoutent à cette confusion la désorganisation de la chaîne de commandement, l'absence de responsabilités dûment fixées et l'interventionnisme permanent de Hitler. A l'inverse, l'organigramme allié place les trois armes sous le commandement exclusif d'un seul homme, le général Eisenhower. 
Le Débarquement se déroule mieux que prévu, le carnage tant redouté n'a pas lieu, mais les Alliés sont vite stoppés dans leur élan...
Les pertes au soir du 6 juin s'élèvent "seulement" à 5000 hommes, soit 2,8 % des effectifs. Le fameux mur de l'Atlantique est percé en moins de vingt-quatre heures. En revanche, la bataille de Normandie qui s'ensuit est meurtrière. Dans le bocage, les fantassins allemands, équipés de lanceroquettes, détruisent des centaines de blindés. Quant aux troupes britanniques, elles piétinent près de six semaines devant Caen. Montgomery prévoyait des victoires rapides, il est mis en échec. Ses relations avec Eisenhower se dégradent, et il perd la conduite des opérations. 
Quel est l'état d'esprit des GI durant l'été 1944?
L'image magnifiée des GI ou des tommies - car on oublie trop souvent le rôle des Britanniques, du fait d'une américanisation de la mémoire - prêts à mourir sur l'autel de la démocratie et des droits de l'homme contre le nazisme n'a pas grand-chose à voir avec la réalité. Les GI sont des conscrits faiblement endoctrinés, qui sont loin d'être persuadés de combattre pour le bien contre le mal. Ils ont le sens du devoir et de la discipline, mais ils n'ont qu'une hâte : rentrer au plus vite chez eux. 
A partir des archives des services médicaux, vous avez mis au jour le nombre élevé de "pertes psychiatriques". De quoi s'agit-il?
Les conditions extrêmes des combats, l'absence de motivation aussi, le jour du Débarquement puis pendant la bataille de Normandie, mettent les nerfs des soldats à rude épreuve. Dès le mois de juin, le nombre de "pertes psychiatriques", c'est-à-dire de soldats rendus inaptes au combat du fait de troubles psychiques, explose, représentant, dans certaines unités américaines, jusqu'au tiers des blessés. Le haut commandement allié, désarçonné par l'ampleur du phénomène, a la clairvoyance de traiter les victimes comme des malades, et non comme des simulateurs. Les rapports sur l'ampleur des "pertes psychiatriques" remis aux états-majors tranchent avec l'image d'une armée américaine surpuissante. 
Parmi ces pathologies, vous en pointez une à la dénomination quasi poétique : le "syndrome du vieux sergent"...
Cette formule, popularisée par le psychiatre Louis Crocq, décrit le choc qui frappe des sous-officiers aguerris, doutant d'eux-mêmes au moment de remplacer au pied levé l'officier qui vient de mourir sous leurs yeux. Soudainement incapables d'assurer le commandement, ils sont évacués du front. Et se sentent alors coupables d'avoir abandonné leurs hommes. 

(1) Histoire du Débarquement en Normandie. Des origines à la libération de Paris. 1941-1944. Seuil/ministère de la Défense, 416 p., 39€.