Témoignage de Samuel Fuller

LE TÉMOIGNAGE DE SAMUEL FULLER

"Kill nazis... Kill nazis"


Paris Match | Publié le 03/06/2014



Photo prise lors du débarquement en Normandie le 6 juin 1944.AP/SIPA

En 1994, trois ans avant de mourir, le cinéaste retrouvait la zone « Easy Red » sur Omaha Beach, où il avait débarqué avec son bataillon de la 1ère division d’infanterie américaine.


Lorsque la troisième vague d'assaut le jeta sur le sable, le 6 juin 1944, à 6 h 30 du matin, la mer était rouge sang. Le nom d'« Easy Red » qui désignait son secteur sur la plage d'Omaha, prenait soudain tout son sens. Samuel Fuller avait fait l'Afrique du Nord et la Sicile avec Patton, il fera la Normandie avec Bradley. Blessé en août 1944, il se battra encore dans les Ardennes, en Allemagne, terminera la guerre en libérant le camp de concentration de Falkenau, en Tchécoslovaquie. Mais rien ne lui fera jamais oublier ces trois heures passées sur une plage, avec la seule protection des cadavres. En 1994, le tournage d'un documentaire «Un Américain en Normandie. Le jour J de Samuel Fuller », de Jean-Pierre Catherine et Jean-Louis Comolli, ramenait le réalisateur sur la scène de ses 33 ans. La mer avait depuis longtemps gommé la boucherie. Mais le temps n'avait rien effacé de la violence des souvenirs dont nous publions aujourd'hui le récit.

Rouge de sang la mer charrie les cadavres

A l'automne 1943, nous sommes arrivés en Angleterre dans le Dorset, au coeur de cette belle campagne. Ma division, la Big Red One, une vieille unité d'élite créée en 1917, avait été choisie par Eisenhower pour préparer le gros coup : l'ouverture d'un troisième front en Europe. Il y avait d'autres unités d'élite, les 2e et 4e, la 29e, mais nous étions les chouchous d'Eisenhower. Pendant sept mois, chaque semaine nous avons simulé un débarquement à Slapton Sands. Les Anglais jouaient le rôle des nazis et nous celui des attaquants, dans des péniches de débarquement. A la fin, les Anglais en avaient marre de tenir le rôle des Allemands. Nous testions les munitions - nous tirions à balles réelles. Il y a eu des morts chez les Anglais et les Américains. Après la guerre j'ai raconté cela à ma mère et à ma femme ; elles ne me croyaient pas. Bien plus tard, « Time » et « Newsweek » en ont parlé et le Pentagone a reconnu les faits.



L'erreur de nos officiers était de faire toujours ces manoeuvres de débarquement par mer calme, jamais par gros temps. C'est malheureusement ce qui arriva à Omaha Beach... A Slapton Sands, on nous entraînait à débarquer en pelotons. C'était l'unité de base -12 hommes avec à leur tête un sergent qui en était le chorégraphe. En effet, tuer c'est un ballet, et, comme dans toute chorégraphie, chacun doit savoir exactement ce qu'il a à faire. A la guerre, le rôle du sergent est primordial dans n'importe quelle action. Il est l'homme de confiance du capitaine, du colonel et même du général. Mon sergent était jeune, un dur, il avait du flair.

A la fin de mai 1944, nous étions cantonnés à Bridgeport, près de Portsmouth. Un soir, nous avons entendu dans un bar la chanson prévue comme code pour la mise en alerte de la division : « I Can't Give You Anything but Love, Baby ». On a compris que quelque chose d'important se préparait et on a embarqué sur des navires. Le mien, c'était l'« U.s.s. Thornton ». Deux jours plus tard, le 5 juin, nous étions en pleine mer sans connaître notre destination. Vers minuit, nous étions tous réunis dans la cale du bateau avec le colonel Taylor. Il y avait une immense peinture murale sur toute la paroi : on voyait une plage, des falaises, quelques maisons, un clocher d'église. Notre colonel nous informe alors que nous allons débarquer sur cette plage, Omaha (c'est la première fois que j'entendais ce nom). On ignorait dans quel pays.




Taylor continue en indiquant qu'en ce moment cette plage est pilonnée afin de faire éclater les mines et de creuser des cratères. Les trous, c'est important sur une plage de débarquement, cela permet de nous protéger des tirs ennemis. Le colonel nous garantit à 99% des trous sur la plage, comme durant les débarquements en Afrique du Nord et en Sicile. Nous, les soldats, on s'inquiète du 1 % d'incertitude... On nous dit aussi qu'il y a environ 150 Allemands sur la plage qui gardent les batteries. Des soldats qui n'ont pas l'expérience du feu. Ces informations, on les avait reçues du maquis. Nos zones de débarquement se nomment « Fox Green » et «Easy Red».

Chaque homme portait deux tuyaux bourrés d'explosifs


Omaha-la-sanglante© AP/Sipa

Finalement, on nous dit que c'est la France. En réalité on s'en fout. Ce qui nous angoisse, c'est ce qui peut arriver sur cette plage. On n'est pas là pour la libération de la France. Depuis l'Afrique du Nord, la Sicile, nos généraux Terry Allen et Huebner ne faisaient jamais de discours patriotiques. Leurs ordres, ce sont toujours les deux mêmes mots : « Kill nazis... Kill nazis. » Le soldat qui ne comprend pas ça n'a pas sa place dans la Big Red One. Le jour commence à se lever, on aperçoit dans la brume une idée de la côte. On quitte le bateau pour descendre dans les péniches de débarquement qui foncent vers la plage. J'étais dans le 16e régiment, 3e bataillon, compagnie K. Notre zone est Easy Red. La mer est agitée, des soldats dégueulent. Nous sommes dans la troisième vague d'assaut. Plus on se rapproche de la terre, moins on y voit quelque chose - fumée, brouillard, explosions, tirs de 155 des batteries côtières. L'enfer. Mais ce n'est que le début. A 6 h 30, on atteint la terre. Partout c'est une vision dantesque : la mer est rouge de sang, elle charrie des morceaux de cadavres disloqués. Avec mon sergent, on réussit à atteindre une bande de sable et on ne trouve aucun trou de bombe pour s'abriter. C'est là que tout a commencé doucement à foirer. L'aviation avait raté la plage et bombardé à l'intérieur des terres. On n'a rien pour se protéger, sinon les corps des soldats morts. On tente de repérer l'origine des tirs de mortier qui font tant de dégâts sur la plage. Le sergent est surpris de la puissance et de la qualité du feu ennemi, il me dit qu'on a en face de nous des soldats aguerris.

Ce que personne ne pouvait prévoir, c'est que, deux jours auparavant à Saint-Lô, Rommel et von Runstedt avaient demandé à la redoutable 352e division d'infanterie de la Wehrmacht, qui rentrait de Russie, de faire des manoeuvres de routine entre Colleville-sur-Mer et Vierville-sur-Mer, justement la zone d'Omaha Beach. Tous ces mois de répétition n'avaient donc servi à rien à cause de la décision de ces deux maréchaux. Au lieu de rester vingt-cinq minutes sur la plage comme prévu, nous avons été immobilisés trois heures sous les tirs ennemis. Ce n'est que vers 9 h 30 que nous avons réussi à ouvrir une brèche sur la plage grâce à Philip Streczyk, un type formidable. Avant, c'était le cauchemar. La marée remontait et charriait les cadavres, les blessés et le matériel détruit. Il faut que je parle de ce type, Streczyck. Trois équipes de cinq hommes avaient pour mission de faire sauter les barbelés pour que l'on puisse quitter la plage. Chaque homme portait deux tuyaux bourrés d'explosifs. A l'appel du sergent, ils devaient courir, un à la fois, visser leurs tuyaux les uns aux autres pour former un « torpedo Bangalore » long de 15 mètres capable de faire sauter n'importe quoi. Le sergent crie : « Numéro 1 ! » Numéro 1 se lève, court avec ses tuyaux, se fait tuer. «Numéro 2 »... tué. Les trois nommes suivants aussi. La deuxième équipe... tous tués. Tout dépendait alors de la troisième équipe. C'est le tour de Streczyck. Il court vers l'objectif. A travers la fumée, nous le voyons visser les embouts les uns aux autres. Il y a des tirs de fusils, de grenades, de mitrailleuses. Les obus de mortier explosent à côté, mais il réussit ! Il met le feu... une énorme explosion.

C'est incroyable, mais cette brèche que Streczyk a ouverte, c'est la seule des six sorties prévues, la seule, vous comprenez, qu'on a pu utiliser pour quitter la plage. Ah, Streczyk, où que tu sois, je t'en remercie encore ! Et puis il y avait un autre type, un dentiste dans le civil. Les six chars attachés à notre groupe étaient tous hors combat, immobilisés sur la plage. On subissait les tirs de trois casemates. Le dentiste, le capitaine Halpern, grimpe alors sur un de ces chars, tire et détruit les trois batteries. Ah, on était fier de ce fils de pute ! Plus tard, il nous a raconté qu'il a tripoté tous les leviers de commande les uns après les autres, et c'est comme ça qu'il a réussi à tirer. Il n'avait jamais vu l'intérieur d'un char auparavant ! J'ai aussi aperçu quelque chose de fou. On était à terre, le nez dans le sable, et des véhicules sortaient des bateaux. Puis, un camion commence à rouler vers nous à toute vitesse. Le conducteur est mort. Et là, j'ai vu un homme se lever, courir vers ce camion - qui porte l'inscription « Danger explosifs » - et sauter dans la cabine. Le camion roulait toujours très vite, mais ce type a réussi à le dévier vers l'eau. Le camion a touché... je ne sais pas quoi... et a explosé. Des débris partout. Nous ne savions même pas qui c'était, il fallait avoir des couilles pour sauter dans ce camion.
"Je ne me raserai qu'une fois Hitler mort !"

Et puis le combat produit parfois des états de choc incroyables. En plein combat - pendant une attaque de mortiers, on recevait plein d'obus - j'ai vu un jeune soldat se lever et s'adresser tout doucement aux mortiers. Il disait : « Je vous l'ai déjà dit une fois et je ne vais pas le répéter : vous faites trop de bruit. » Mon sergent a donné l'ordre de tirer dans les jambes du soldat pour le faire tomber, parce qu'il marchait vers les mortiers. Mais on en était incapables, nous qui avions l'habitude de tirer pour tuer, jamais pour blesser. Alors, c'est le sergent qui l'a fait. Il y avait même des moments cocasses. Un type, qui s'appelait Kinsky, arrive en bas de la falaise - ça tirait de partout - et ne peut pas ouvrir sa braguette tant ses mains sont engourdies. Il en avait marre de pisser tout le temps dans son pantalon. Il fallait que quelqu'un se dévoue. Nous avons une grande discussion : « Pourquoi ç'est moi qui l'ouvrirais ? ». Je lui dis : « Ok, mais tu devras la tenir toi-même ! » Il avait juste envie, une fois avant de mourir, de pisser en dehors de son pantalon. C'est une histoire très connue dans la 1re division.

Plus tard, j'ai appris que sur la plage, dans la même vague d'assaut, avait débarqué un photographe que j'avais rencontré en Sicile, Robert Capa. Il a pris une centaine de clichés entre 6 h 30 et 9 h 30. Hélas la plupart ont été abîmés au développement à Londres. Après la guerre, Capa m'a raconté que, immobilisé sur la plage, il voyait sur la falaise d'en face un officier allemand debout, les mains sur les hanches, qui donnait des ordres. Nous, on l'apercevait à travers la fumée, on tirait sur lui avec des balles traçantes et personne ne parvenait à l'atteindre. Selon Capa, c'était la seule fois dans ses aventures de guerre qu'il était assez près pour entendre l'ennemi parler. Il avait tellement peur qu'il a chié dans son froc. A part Capa, le seul journaliste que j'ai vu à Omaha le 6 juin, c'est Beaver Thompson, du « Chicago Tribune ». On s'est parlé sous les tirs de mortier. Je lui ai demandé ce qu'il foutait là et il m'a engueulé : « Et toi ? Tu devrais être déjà à l'intérieur... » Et quand je lui ai demandé pourquoi il portait une barbe, il m'a répondu : « Je ne me raserai qu'une fois Hitler mort ! »

Les trois heures sur la plage d'Omaha, je ne peux les oublier. Je revois le colonel Taylor nous engueulant après que Streczyk a ouvert la brèche pour pénétrer à l'intérieur des terres : « Get up, Get up ! Levez-vous, levez-vous ! Il y a trop de monde sur la plage. Ceux qui sont morts, ceux qui vont mourir. Allons mourir à l'intérieur ! » Je le dis souvent, à la guerre, il n'y a pas de héros. Il n'y a que des types qui ont peur. Parmi tous ces types, il y a des êtres remarquables, comme le chirurgien en chef de notre régiment, Charles Tegtmeyer. Je l'ai vu sur la plage passer entre les blessés, choisir ceux qu'on pouvait sauver et ceux qui étaient condamnés à mourir. Il les désignait... « Oui, non... cet homme vivra, celui-là non. » Il prend des bouteilles de plasma tellement froides que le plasma ne coulait plus et les brise, furieux, contre les rochers.

Il n'est pas possible de filmer cette horreur-là


Le cinéaste américain Samuel Fuller, en imperméable et cigare aux lèvres, entrant dans l'eau sur la plage d'Omaha Beach en Normandie, au point dit "Easy Red", où il avait débarqué avec son bataillon de la 1ère division d'infanterie américaine, le 6 juin 1944 à 6 h 30 du matin.© JP. Catherine
Il y a aussi ces filles de la Croix-Rouge. Quand elles ont débarqué sur Omaha, elles pensaient que nous étions déjà à l’intérieur des terres. Elles étaient piégées comme nous. Elles venaient avec du café et des beignets, et pour ramener les blessés sur les navires. C'est une chose terrible de voir toutes ces filles tuées si rapidement. Je leur rends hommage. Hommage aussi à tous ces morts. Le 6 juin, mon régiment de 3 000 hommes a perdu 945 soldats et 56 officiers. Au soir du 6, les Américains avaient 3 500 morts sur la plage, la plupart tués par les mortiers de 88, leurs corps déchiquetés. Les prisonniers allemands étaient chargés de les ramasser, il fallait souvent réunir plusieurs membres n'appartenant pas forcément à la même personne pour reconstituer un corps...

Ce fut une bataille très dure. Impossible de décrire ce cauchemar. Dans les films de guerre, il y a trop de sang et on sait que c'est faux. Dans mon film, «The Big Red One », je n'ai pas pu filmer ce qui s'est réellement passé sur la plage car, en réalité, il n'est pas possible de filmer cette horreur-là. Et il ne faut pas mentir dans ces cas-là. La chose la plus importante que je veux dire ici, ce n'est pas tellement la manière de tuer ou de survivre. C'est qu'on fait partie de quelque chose que les gens ne peuvent pas comprendre, qui s'appelle la guerre : c'est une folie complètement organisée. C'est de cette plage d'Omaha que, il y a neuf cents ans, Guillaume le Conquérant avait envahi l'Angleterre. Nous, on a fait le chemin inverse. Et Omaha est devenue Omaha-la- Sanglante. Pour nous la guerre continuait. Et il y avait une énorme différence entre nous dans l'infanterie et les marines dans le Pacifique. Eux, ils débarquaient sur des îles. Is s'en emparaient et pouvaient se reposer après. Nous, dans l'infanterie, on débarquait sur des continents, on n'avait pas de repos ou très peu. On a débarqué sur Omaha et, au bout de notre tête de pont sur la plage, il y avait la Tchécoslovaquie.

Mais tout de suite après Omaha une autre épreuve sanglante nous attendait : le bocage normand, avec ses haies, ses chemins creux. Nous y sommes restés immobilisés plus d'un mois et demi avant que Bradley déclenche l'opération « Cobra ». Dans ce bocage d'enfer, nous avons survécu à la peur, à l'attente, à l'angoisse, au silence. C'était un autre combat que celui d'Omaha.

Recueilli par Michael Seiler et Jean-Pierre Catherine